Richard Strauss(III) : triomphes, troubles et contrastes

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Dernière partie de notre dossier sur Richard Strauss et l'opéra : des triomphes au crépuscule en passant par les temps troublés.

D'HÉLÈNE L'EGYPTIENNE A ARABELLA

Pour Hélène l'Egyptienne, Strauss revint vers Hofmannsthal, le pressant de lui proposer un sujet léger, propre à une opérette. Toujours hostile à ce genre qu'il jugeait en-dessous de sa dignité, le poète dénicha une pièce peu connue d'Euripide, en apparence frivole, en réalité tragique par les vérités qu'elle expose : la difficulté à rester pur et fidèle et à respecter les plus belles qualités humaines -la tolérance, la sincérité, la compréhension... Une fois encore, Hofmannsthal ne peut s'empêcher d'élaborer un livret sophistiqué sur lequel Strauss construit une musique sans doute trop brillante et qui fait peu de cas du texte. La refonte, en 1933, de la mouture originale de 1928, ne parvint pas à la sauver. Un opéra de plus, un opéra de trop pourrait-on dire...

Il n'en est pas de même d'Arabella, ébauchée en 1927, achevée en octobre 1932. 

Strauss voulut une fois encore écrire "quelque chose comme le Chevalier à la Rose" et Hofmannstahl cisela à cet effet l'un de ses meilleurs livrets. Que l'on ne s'y trompe cependant pas ! Si l'action se déroule à Vienne -comme celle du Rosenkavalier, comme Ariane- elle se situe cette fois au 19e siècle, dans un univers qui n'est plus que l'ombre de celui de Marie-Thérèse, où chacun ne se signale que par sa cupidité, son égoïsme ou son manque absolu de scrupules. Il est vrai que les personnages accumulent les défauts sordides : un père ruiné est prêt à sacrifier sa fille aînée, Arabella, à un parti fortuné dans le seul but de faire face à ses créanciers ; la fille cadette, désespérée de voir l'homme dont elle est éprise en aimer une autre, se donne à lui sans réserves dans l'espoir de le convaincre... Le soupirant, quant à lui, juge finalement que les plaisirs de la chair valent bien ceux de l'esprit romantique... Même les deux "héros" ne sont pas sans reproches : le comte Mandryka, sincèrement amoureux d'Arabella, ne peut se départir d'une jalousie désagréable et ridicule ; quant à elle, sa volonté d'attirer les regards au détriment de sa sœur et sa coquetterie marquent à suffisance un profond égoïsme. Comme le signale le compositeur dans sa correspondance, ce monde "sent la pourriture". Il s'en fut de peu que le livret ne restât inachevé. Le 1er juillet 1929, Hofmannstahl envoie à Strauss les derniers feuillets. Quelques jours plus tard, le poète est terrassé par une crise cardiaque alors qu'il s'apprêtait à assister aux obsèques de son fils, lequel venait de se suicider. 

La création fut également marquée par la tragédie. Fritz Busch, fidèle d'entre les fidèles, devait diriger la première. Accueilli par les vociférations bestiales des SA à une représentation du Trouvère le 7 mars 1933 -à peine plus d'un mois après l'accession de Hitler au pouvoir-, le chef dut quitter le pupitre, et bientôt le pays, pour le grand bonheur du Danemark, puis de l'Angleterre et des Etats-Unis. La première aura finalement lieu le 1er juillet 1933 sous la direction de celui qui, de plus en plus, va jouer un rôle dans l'exécution, voire même l'élaboration, des oeuvres du maître : Clemens Krauss. 

LES TEMPS TROUBLES

Quoiqu'on ait pu dire du comportement de Strauss face au nazisme, il faut reconnaître qu'au quotidien, l'"ordre nouveau" n'eut que des conséquences fâcheuses pour le vieil homme. Alors âgé de presque 70 ans, il aurait pu espérer goûter un repos bien mérité, ponctué seulement par la diffusion sans ombre de ses nouveaux ouvrages. Cette tranquillité, l'avenir devait le lui refuser. Sans vouloir défendre Strauss dans son attitude vis-à-vis des nazis, un seul fait prouve à suffisance le peu d'intérêt que portait le compositeur d'Ariane à la politique monstrueuse du petit caporal autrichien : après la disparition tragique de Hofmannsthal, ses recherches d'un nouveau librettiste se portèrent sur Stefan Zweig, l'immense auteur de La pitié dangereuse, d'Amok, des biographies de Marie Stuart, Marie-Antoinette, Fouché, et de tant d'autres chefs-d'oeuvre. Zweig, bien sûr, était juif et commençait déjà à souffrir, à l'époque de ses premiers contacts avec Strauss, des tracasseries nazies. Cette situation intolérable -on se souviendra du révoltant autodafé au cours duquel ses livres furent brûlés- le poussera à un exil difficile, voire impossible pour cet homme si attaché à son pays, à ses racines. Las d'une perpétuelle fuite en avant, sans but, il choisira le suicide en 1942, en compagnie de sa seconde épouse. Un extrait d'une célèbre lettre que Strauss adressa à l'écrivain autrichien lève, je crois, toute ambiguïté sur son attitude face aux maîtres de l'heure, de même qu'il montre son incroyable naïveté et son inconscience politique : "Croyez-vous que Mozart a composé de façon consciente en "aryen"? Pour moi, il n'y a que deux catégories d'hommes, ceux qui ont du talent, et ceux qui n'en ont pas, et le "peuple" n'existe pour moi qu'à partir du moment où il devient public. Que ce public soit constitué par des Chinois, des Bavarois, des Zélandais ou des Berlinois m'est absolument égal, si seulement les gens ont payé leur place au tarif plein... Sous n'importe quel gouvernement, j'aurais accepté ce poste honorifique (président de la Reichmusikkamer) qui ne m'amène que des ennuis, mais ni l'empereur Guillaume, ni monsieur Rathenau ne me l'a offert." 

La première collaboration avec Stefan Zweig, la seule qui sera menée à terme, débouche sur une comédie, Die Schweigsame Frau : la femme silencieuse. Tant sur le plan du sujet traité que sur celui de la musique, le nouvel opéra possède bien des points communs avec Intermezzo : thème "domestique", éléments autobiographiques, livret plein d'esprit et d'humour débordant de péripéties tragi-comiques, parlando étendu à toute la partition. Strauss se fait encore plus extrémiste que dans Intermezzo. Pas -ou presque- de mélodies en effet, mais un flot incessant de paroles qui se bousculent, se télescopent, se répondent. Alors qu’Hélène l'Egyptienne ou Elektra pouvaient presque se passer de livret, la musique étant suffisamment explicite par elle-même, l'inverse se produit ici : la musique est tributaire d'un livret qui impose sa loi. Son seul défaut est de ne livrer tous ses mérites qu'aux seuls germanophones ; les autres risqueront de trouver ce Don Pasquale des temps modernes un rien longuet ! 

La création de l'ouvrage montre en miniature toute l'horreur de l'époque : la veille du 24 juin 1935, date de la Première, l'affiche mit Strauss dans une rage folle : "La femme silencieuse, opéra bouffe en trois actes d'après Ben Jonson ; musique de Richard Strauss". Strauss exigea que le nom de Zweig soit restitué séance tenante, sans quoi il quitterait la ville sur le champ. Hitler jugea préférable de ne pas créer de scandale à une époque où son autorité n'était encore qu'insuffisamment assise : il rétablit le nom de l'écrivain banni mais s'abstint de paraître à la première! 

Stefan Zweig avait très tôt compris le danger que pouvait représenter leur collaboration pour Strauss et les siens. Aussi le convainc-t-il, non sans difficultés, de l'interrompre. Il aura toutefois encore le temps de lui laisser quelques admirables sujets dont l'un, emprunté à une ancienne comédie de Giovanni Battista Casti, deviendra Capriccio

NOUVELLES PRODUCTIONS, APOTHÉOSE D'UN STYLE OU CRÉATIONS STERILES?

Peu de temps avant son exil, Zweig avait confié à l'historien et musicologue viennois, Josef Gregor, l'ébauche très avancée d'un nouveau livret, un drame psychologique, social et politique doublé d'un véritable hymne à la paix : Friedenstag - Jour de paix. Gregor ne fut que médiocre et ne parvint pas à écrire un texte convenable. Même avec l'intervention in extremis de Zweig -pour l'ultime fois-, le résultat fut décevant. Strauss a sa part de responsabilité dans cet échec : le symbolisme, les idéaux humanistes ne sont pas son fait et la musique s'avère l'une des plus creuses, des plus inutiles jamais sorties de sa plume. L'œuvre fut créée le 24 juillet 1938 sous la direction de Clemens Krauss, et vite oubliée. 

La première de Daphne eut lieu trois mois à peine après Friedenstag. Envisagé dès 1935, l'élaboration du plus atemporel des opéras de Strauss fut une entreprise pénible. Mécontent du travail de Gregor, Strauss exigea toujours de nouvelles rédactions, toujours aussi lamentables. Il se montra impitoyable : "l'ensemble, tel qu'il se présente actuellement, dans ce jargon mal imité de Molière, n'attirera pas cent personnes" écrit-il dans une lettre particulièrement dure au pauvre scribe. Renouant avec son goût pour l'antique, le compositeur réussit en tout cas à composer une musique "en dehors du monde", à l'atmosphère olympienne, et l'ensemble revêt une bienfaisante homogénéité. Les parties vocales sont somptueuses et ardues, l'orchestre est très riche et chatoyant, sans les lourdeurs d'Elektra. Tout ici est perfection et lumière, aucun nuage ne venant ternir l'idéal de beauté d'une partition en contraste total avec les dures réalités de l'époque. Certains n'y voient qu'un "opéra de plus", manquant notamment de spontanéité. S'il est vrai qu'il n'apporte rien de vraiment neuf à notre perception de Strauss, il reste cependant l'une des productions lyriques les plus parfaites et séduisantes du génie bavarois. 

Soeur jumelle de Daphne, Die Liebe der Danae (l'amour de Danaë) semble prolonger la sérénité. Plus peut-être que dans n'importe quelle autre création de Strauss, on sent ici le système, les recettes qui ont fait leurs preuves et qu'il réutilise ad nauseam. Le résultat est une façade colorée, espiègle parfois, qui peut faire illusion, mais une façade seulement. Malgré le livret, la musique semble ne plus exister que pour elle seule. 

La partition fut terminée le 28 juin 1940, trois jours après l'armistice français. Strauss ne voulut pas la voir créée dans l'immédiat, jugeant malséant de produire quelque chose d'aussi futile alors que l'adversaire ancestral, le pays des Lumières, de Rameau, de Berlioz, de Balzac et Hugo, venait de s'effondrer si vite, à la consternation générale. Le conflit s'éternisant, il fut finalement décidé de créer l'œuvre au Festival de Salzbourg en 1944. Celui-ci n'eut pas lieu, mais Clemens Krauss proposa de monter une sorte de répétition générale pour fêter les quatre-vingts ans du compositeur. La véritable première de Die Liebe der Danaë n'aura finalement lieu qu'en 1952, à Salzbourg, toujours sous la direction de Krauss, trois ans après la mort du compositeur. Il est significatif que le seul enregistrement jamais réalisé soit celui de cette représentation et que -hormis quelques tentatives sporadiques en Allemagne- l'ouvrage n'ait jamais acquis quelque notoriété que ce soit. 

CAPRICCIO, L'ADIEU AU THÉÂTRE

L'idée de cet ultime opéra fut, on l'a vu, suggérée par Zweig. En l'absence tragique de son meilleur librettiste, Strauss se rabattit une fois encore sur le pauvre Gregor, lequel, malgré ses efforts, ne comprit pas ce qu'on lui demandait: "pas de lyrisme, pas de poésie, pas de sensiblerie, mais du théâtre intellectuel, plein de jugeote, et de l'humour sec" demande Strauss expressément. A la fin, excédé par tant d'incapacité, il décide de rédiger lui-même le livret et demande à Krauss de faire de même, "pendant que vous (Krauss) dirigerez Palestrina, ce qui me semble constituer vos seuls moments de liberté". On notera au passage la haute estime où Strauss semblait tenir Hans Pfitzner ! Son mépris pour Gregor est tangible dans cette autre lettre qu'il adresse à Krauss : "l'idée un peu malhonnête m'est venue de prier Gregor de continuer à sa façon ; peut-être après tout trouvera-t-on dans son travail quelques miettes utilisables". Finalement, le livret sera le fruit de l'étroite collaboration du compositeur et du chef d'orchestre. Face au résultat, Strauss réalisa très bien qu'il signait là son testament lyrique, ainsi qu'en témoigne cette lettre à Krauss : "Croyez-vous vraiment qu'après Capriccio quelque chose de meilleur ou d'au moins aussi bon puisse naître ? Ce ré-bémol-majeur n'est-il pas le meilleur accomplissement de l'œuvre théâtrale de toute une vie ? On ne peut composer qu'un seul testament !" 

Le résultat est une merveille d'équilibre, tous les états d'esprit, du comique au grave, s'intégrant ici dans une parfaite harmonie. L'orchestration est légère, les trouvailles mélodiques sont parmi les plus belles de tout le répertoire. Le Prélude, confié à un sextuor à cordes, est très représentatif de cette nouvelle sérénité acquise, de cette ultime maturité. Concis, l'ensemble se révèle la parfaite synthèse des ingrédients qui ont valu le succès de ses meilleurs opéras : Der Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos, Arabella, Intermezzo. La "conversation musicale" rencontre ici avec un rare bonheur l'émotion pure et le lyrisme du chant straussien. Même tissé dans sa complexe polyphonie, l'orchestre reste transparent et ne couvre jamais les chanteurs. Opéra aux mille facettes, Capriccio traite du conflit entre poésie et musique, de rivalités amoureuses, thèmes universels déclinés pour la dernière fois par Strauss. 

13 avril 1944 : tandis qu'il commence à recopier le manuscrit définitif, le Staatsoper de Vienne est la proie des flammes, victime des bombardements alliés. Quelques mois auparavant, l'Opéra de Munich et l'ancienne Philharmonie de Berlin avaient été réduits en cendres : autant de jours de deuil pour le vieillard qui, sous le choc, rédigera cet autre testament, orchestral celui-là : les immortelles Métamorphoses pour vingt-trois instruments à cordes. Richard Strauss prendra finalement congé de la voix féminine, non pas avec l'opéra mais avec la mélodie, ces célèbres Quatre derniers lieder au parfum d'éternité.

Bernard Postiau  

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