Saskia Giorgini confirme ses grandes affinités lisztiennes
Franz Liszt (1811-1886) : Six Consolations ; Trois Caprices-Valses ; Valse-Impromptu ; Liebesträume ; Deux Légendes. Saskia Giorgini, piano. 2022. Notice en anglais. 82.59. Pentatone PTC 5187 045.
Il y a des moments où une infinie tendresse vous touche jusqu’au plus profond de l’être. C’est le cas pour cette troisième Consolation de Liszt, ce Lento placido qui, dans un mini-univers où l’effusion pourrait se laisser aller au débordement jusqu’à l’indécence, la pianiste italo-néerlandaise Saskia Giorgini (°1985) fait toute sa place aux secrets de l’âme. La pudeur et la qualité du chant, que l’on va découvrir tout au long d’un copieux récital, construit avec soin et intelligence, sont là, comme un résumé parfait de toute la démarche artistique de la virtuose. Il y a un peu plus de dix-huit mois, Saskia Giorgini nous avait enchanté, déjà pour Pentatone, avec un album consacré aux Harmonies poétiques et religieuses (notre article du 9 décembre 2021, à consulter pour le parcours de l’artiste). Nous avions alors apprécié l’intense moment de recueillement méditatif, mûrement réfléchi et teinté d’un lyrisme qui ne se dément jamais, et nous avions souhaité que cette artiste dévoile sa jeune maturité engagée dans d’autres lectures lisztiennes. Voilà qui est fait : une véritable interprète du grand maître romantique confirme haut la main ses affinités avec lui.
Publiées en 1850, les six Consolations (oublions le lien discutable avec les poèmes de Sainte-Beuve du même titre, dédiés à Victor Hugo vingt ans auparavant) peuvent vite verser dans le maniérisme, si leur unité de ton n’est pas assurée, entre solennité diffuse, mélancolie et charme discret. Saskia Giorgini évite le piège par une approche sensible et intime qui fait l’économie de tout excès pour aller à l’essentiel, c’est-à-dire une émouvante simplicité, qui va parfois jusqu’à effleurer les murmures du clavier. Les cinq autres pages du cycle, où plane le souvenir de Chopin récemment disparu, ce que Saskia Giorgini n’oublie pas, installent une pureté de toucher à laquelle le Bösendorfer utilisé lors de l’enregistrement effectué les 12 et 13 novembre 2022 à Raiding, le village natal de Liszt, contribue avec bonheur.
Une grande réussite que viennent confirmer, en fin de récital, les deux Légendes des premières années de la décennie 1860. Ici, il faut s’arrêter un instant, car des illustrations choisies viennent ajouter au programme leur part de symbole. Sur la couverture de la pochette de l’album, on découvre la pianiste, recueillie, tenant entre ses doigts une colombe. A l’intérieur, une photographie la présente, souriante, avec le même délicat oiseau blanc, avant qu’une autre ne montre la colombe jaillir des mains ouvertes de la pianiste en prenant son envol. Une brève note en miroir, signée par Saskia Giorgini, évoque les expériences universelles de la nature humaine dont Liszt a dévoilé les différents aspects : le chagrin, l’espoir, le bonheur et l’exaltation. C’est sous ces signes que le présent programme convaincant est placé. Dans la prédication aux oiseaux de Saint-François d’Assise, la pianiste accrédite les images de la notice avec une simplicité poétique et mystique désarmante, alors que l’évocation de Saint Paul marchant sur les flots se teinte d’une fluidité qui coule entre ses doigts. C’est admirable d’équilibre et de beauté.
Ces mêmes impressions sont valables pour les Liebesträume publiés, comme les Consolations, en 1850. Même pudeur, mêmes accents spirituels qui rappellent les mélodies antérieures de Liszt sur des vers de Ludwig Uhland (1787-1862), même subtilité dans le propos. Avec un Rêve d’amour si souvent galvaudé, qui, ici, touche au sublime éthéré, à travers un élan émotionnel dénué d’excès, qui déploie comme rarement une dignité, elle aussi sœur de Chopin. On ajoute à toutes ces pages, imprégnées de la personnalité chaleureuse de Saskia Giorgini, la volubile Valse-Impromptu et les trois Caprices-Valses dans lesquels, qu’il s’agisse de bravoure, de mélancolie ou d’inspiration sur des thèmes de Donizetti, une indéniable virtuosité est au service d’un lyrisme où le geste éloquent se mêle à la spontanéité et à l’extrême finesse.
Voilà un magnifique programme Liszt que l’on placera au tout premier rayon des indispensables gravures à thésauriser, d’autant plus que la qualité sonore, d’une plénitude chaleureuse, est au rendez-vous. Saskia Giorgini ne peut en rester là : ses affinités nous doivent d’autres lectures souveraines. Pourquoi pas les Années de pèlerinage, au sein desquelles ses capacités poétiques devraient pouvoir trouver un accomplissement ?
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix