Le recueillement de Saskia Giorgini  dans les Harmonies poétiques et religieuses de Liszt 

par

Franz Liszt (1811-1886) : Harmonies poétiques et religieuses. Saskia Giorgini, piano. 2021. Notice en anglais. 84.49. Pentatone PTC 5186 296.

En 1830, Alphonse de Lamartine publie son recueil Harmonies poétiques et religieuses où il exalte la présence divine dans la création et dans la nature grâce à un contexte lyrique de toute beauté, à la fois descriptif et sentimental, mélancolique ou marqué par le deuil. Franz Liszt s’inspire bientôt de la profondeur rêveuse, de la tendresse et des effusions que l’on y trouve. Dès 1834, il compose une pièce du même titre qu’il remaniera et qui deviendra Pensées des morts. C’est la quatrième page du recueil écrit au fil des années qui suivent, plus précisément entre 1845 et 1852, le tout étant dédié à la Princesse Caroline de Sayn-Wittgenstein avec laquelle il entretient une relation amoureuse où le mysticisme tient une place importante. Le résultat est un cycle de dix pièces, dominé par les deux pages extraordinaires que sont Bénédiction de Dieu dans la solitude et Funérailles. Des virtuoses en ont laissé des versions sublimes (Alfred Brendel, Claudio Arrau, Sviatoslav Richter, Vladimir Horowitz, Jorge Bolet…). En ce qui concerne le cycle complet des Harmonies poétiques et religieuses, et sans remonter jusqu’à l’historique Edith Farnadi pour Westminster, on se souviendra des gravures d’Aldo Ciccolini, d’Andrea Bonatta sur le piano de Wagner, de Leslie Howard dans son intégrale monumentale, mais aussi des plus récents Brigitte Engerer, Pascal Amoyel, Steven Osborne, Yuri Favorin ou François-Frédéric Guy. 

Le label Pentatone en propose aujourd’hui une nouvelle approche, signée par Saskia Giorgini (°1985). Finaliste du Concours Busoni en 2015 avant de remporter le Concours International Mozart de Salzbourg l’année suivante, cette pianiste italo-néerlandaise s’est perfectionnée à l’« Incontri col Maestro » d’Imola à quinze ans, tout en poursuivant sa formation au Conservatoire de Turin, avant Graz et le Mozarteum de Salzbourg. Après un premier album Enesco chez Piano Classics, elle a été la partenaire du ténor Ian Bostridge pour deux récitals, déjà chez Pentatone, l’un consacré aux mélodies d’Ottorino Respighi, l’autre à Die schöne Müllerin de Franz Schubert. Saskia Giorgini a enregistré ce recueil de Liszt en avril 2021, à Raiding, le petit village natal du compositeur situé aujourd’hui en Autriche.

L’impression d’ensemble fait penser à un intense moment de recueillement méditatif, mûrement réfléchi et teinté d’un lyrisme qui ne se dément jamais, à travers des étapes dont l’importance et la qualité diffèrent. Dans l’Invocation qui ouvre le recueil, la pianiste entre à pas feutrés, évitant l’aspect décoratif suggéré par le poème (Élevez-vous, voix de mon âme/Avec l’aurore, avec la nuit !) et les aspects grandiloquents pour chercher la lumière, sans nier les éclairs qui la traversent. Dans la préface de sa publication en 1830, Lamartine avait signalé que ses textes, pris séparément, ne présentaient pas de véritable lien entre eux, mais que l’ensemble assurait une unité quant aux impressions ressenties et exprimées. On pourrait en dire autant du cycle de Liszt, dont des commentateurs ont signalé la disparité et l’inégalité d’inspiration, allant même, comme l’un de ses biographes, Serge Gut (de Fallois/L’Âge d’Homme, 1989), à considérer que la moitié des pièces au moins ne mérite guère l’attention. Le mérite de Saskia Giorgini est à l’inverse de ce jugement sévère : elle prend au sérieux chacune des Harmonies. On s’en convainc dès l’Ave Maria, adaptation d’une version pour quatuor vocal et orgue, qui se mue en prière humble et simple. Tout de suite après, c’est le choc de Bénédiction de Dieu dans la solitude qui plonge l’auditeur dans un climat spirituel d’une haute élévation, à travers des sonorités de harpe, avec des douceurs infinies et une noblesse entre extase et contemplation. A l’appui des vers de Lamartine (D’où me vient, ô mon Dieu, cette paix qui m’inonde,/D’où me vient cette foi dont mon cœur surabonde ?), on dirait que le piano récite avec une ferveur chaleureuse cet admirable hommage dont l’écoute procure un extraordinaire sentiment de puissante sérénité. C’est vers cette dernière que tend Saskia Giorgini, en laissant le cantabile s’épanouir sur son Bösendorfer. 

Dans les Pensées des morts qui suivent, les questions anxieuses et l’obsession du De profundis retentissent à travers les rythmes et les accords graves avant une conclusion qui cherche à trouver la consolation. Le bref Pater Noster répond en quelque sorte à l’Ave Maria ; c’est la transcription d’une œuvre chorale, comme l’est aussi l’Hymne de l’enfant à son réveil. La pianiste aborde le premier morceau avec respect, le second avec une certaine candeur, semblant moins s’investir dans ce climat de délicatesse, peut-être pour mieux préparer la pièce maîtresse des Funérailles. On sait que Liszt met la dernière main à cette page prodigieuse en ce mois d’octobre 1849 au cours duquel Chopin disparaît, concomitance de chronologie dans lequel beaucoup verront l’expression d’un deuil concrétisé, mais c’est surtout un hommage à ceux qui sont morts ou ont été exécutés pendant la révolution hongroise, écrasée en août de cette année-là par l’Empereur d’Autriche allié aux Russes. L’émotion est ici à son comble, loin de toute harmonie lamartinienne, et la douleur est partout présente. Saskia Giorgini privilégie les couleurs sombres et déploratives. Ce qui ne nous satisfait qu’à moitié, reconnaissons-le, car la dimension monumentale de ces pleines minutes de tragédie paraît se diluer quelque peu dans un toucher de densité inégale qui gomme parfois le tragique. Le Miserere d’après Palestrina est par contre d’une pure fluidité ; quant à l’Andante lagrimoso, il retrouve Lamartine et ses strophes insérées en épigraphe par Liszt (Tombez, larmes silencieuses/Sur une terre sans pitié/Non plus en des mains pieuses/Ni sur le sein de l’amitié !) pour une expressivité paisible, presque sentimentale, avant la conclusion du recueil, le Cantique d’amour. Cette très belle page, dont le contenu relève d’une foi sincère qui s’est installée de façon profonde et de la plénitude terrestre procurée par la relation sentimentale que vit alors le compositeur, est proposée par Saskia Giorgini avec une grande intelligence esthétique. La pianiste la transforme en une réflexion pleine d’émotions qui équivalent sans doute celles qu’elle a ressenties elle-même dans le parcours de ces Harmonies ; elle confère au terme « amour » toute sa signification intrinsèque par une approche intériorisée qui clôture le cycle de façon touchante. De l’Invocation initiale au Cantique d’amour, n’y a-t-il pas d’ailleurs une grande arche de complicité entre les âmes et leurs aspirations ?

Cette belle version intégrale vient se placer aisément auprès d’autres versions de notre siècle, celles de Pascal Amoyel (La Dolce Volta), de Yuri Favorin (Muso) ou de François-Frédéric Guy (Zig Zag Territoires). Elle dévoile la maturité d’une jeune artiste sensible et engagée dont on espère d’autres lectures lisztiennes. 

Son : 8,5  Notice : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix  

 

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