Sept virtuoses de la Philharmonie de Berlin remettent à l’heure l’art chambriste de Ravel

par

Maurice Ravel (1875-1937) : Introduction & Allegro ; Quatuor à cordes en fa majeur ; Sonatine en Trio (transcr.) ; Sonate pour violon et violoncelle ; Le Jardin féérique (transcr. tirée de Ma Mère l’Oye). Emmanuel Pahud, flûte ;  Wenzel Fuchs, clarinette ; Marie-Pierre Langlamet, harpe ; Christophe Horak, violon ; Simon Roturier, violon ; Ignacy Miecznikowski, alto ; Bruno Delepelaire, violoncelle. Février & avril 2019. Livret en français, anglais. 75’00. IndéSens INDE139

À l’exception des pièces avec piano, voici l’intégralité de la musique de chambre de Ravel, incluant un arrangement du Jardin Féérique qui donne son titre au CD. Le programme propose aussi une transcription de la Sonatine (en trio : harpe, alto, flûte) par Carlos Salzedo (1885-1961). Selon Émile Vuillermoz, cité dans la notice de présentation, l’original pour clavier contient un aveu d’émotivité : « on trouve ici des contours mélodiques plus souples, plus complaisants, plus abandonnés que dans la plupart de ses œuvres. » Pour autant, l’interprétation évite l’alanguissement, et se caractérise par sa transparence, sa densité, son astringence. Une architecture aux formes pleines et contractées, qui s’imprègne de lumière.

Même si l’interprétation de Introduction & Allegro ne retrouve pas la diligence mercurienne de l’enregistrement (Columbia) d’avril 1923 guidé par un Ravel qui bouclait le voyage en moins de neuf minutes et demie, elle se situe parmi les plus allantes de la discographie. Le tempo initial se montre conforme à la partition (noire à 40), quitte à l’excéder un peu dans les bariolages en ternaire précédant l’Allegro (1’53). La lecture ne mollit pas dans un peu plus lent (3’34) et conserve sa mobilité dans la section sul tasto (4’11). Les transitions (revenez au mouvement, 4’34) sont gérées avec fluidité. La porosité entre la flûte d’Emmanuel Pahud et la clarinette de Wenzel Fuchs nous vaut des timbres dosés au trébuchet, des translucences délicieuses où les deux instruments se filigranent tour à tour. Parfaitement entretoisés aux cordes, même en pizzicati. Pour la cadenza (6’15), on imagine la subtilité, les pulvérulences qu’une virtuose telle que Marie-Pierre Langlamet tire de sa harpe. La vivacité, la netteté du trait (précise mais non intrusive) ne dissipent rien de la poésie du tableau mais cristallisent une allégorie galante digne du Pèlerinage à l'île de Cythère de Watteau.

Violoncelliste du Berliner Philharmoniker, Stephan Koncz est l’auteur de cet arrangement du Jardin Féérique pour le même effectif que Introduction & Allegro. Les sortilèges orchestraux de Ma Mère l’Oye vous manqueront peut-être, révélant à quel point le charme relève de l’orchestration, mais à défaut de (res)susciter l’émerveillement des saynètes enfantines, l’exécution en est magistrale.

Douceur crépusculaire, intégration du propos (notez comment s’invite le second thème au chiffre D à 1’54, sans hiatus) personnalisent le ton pour l’Allegro moderato du Quatuor où notre équipe s’évertue à donner sens (plutôt que corps) à ces ambiances nonchalantes. Les contrastes restent fugaces, à l’opposé d’incarnations plus fébriles voire véhémentes (Alban Berg Quartett, Emi 1984). Le retour au tempo primo (4’37) se déroule dans une onction attentive et attendrie. 

Là encore, on succombe à la délicatesse du Très lent, et en particulier d’Ignacy Miecznikowski dans l’introduction où prédomine l’alto : l’expressivité sobre, le vibrato bien placé, la nuance du perdendosi (3’22). L’énergique tressaillement (3’42) de Bruno Delepelaire lance un Modéré qui sous ces archets se perçoit pertinemment introverti. Les diaprures de Christophe Horak (4’35), la ferveur collective du passionné (5’16, quand violon 2 et alto vont échanger leur bariolage) signent la cohésion du son et de l’articulation. Les saillies n’ont rien de camphré mais profitent de textures sableuses toujours agréables à l’oreille. On observera aussi le délicieux modelé du pizzicato en octave sous le point d’orgue (5’52). La suite évolue dans des sphères éthérées (mais senties) où on ne se souvient guère avoir déjà entendu si beau fondu conclusif. Ces mousses, ces fleurs, cette harmonie des couleurs froides, le fin tracé des dentelures, l’alliance d’impression et de signification : le drame pudiquement esthétisé qu’on nous couche ici ne saurait mieux s’illustrer que par l’Ophelia de John Everett Millais.

L’Assez vif pétille comme il se doit, pincé avec toute la vélocité requise (la noire pointée un peu au-delà du 92 requis), mais en y inculquant cette part de résistance (quelques impédiments dans la mécanique horlogère) qui évite les escarmouches trop prosaïques. La section centrale distille la mélancolie attendue, visite la carte du tendre sans excès de sentiment, suppléé par la grâce : magnifique portamento du premier violon à 3’33. Le scherzo se remobilise dans un précieux camaïeu (5’03). Clarté et émotion (contenue mais palpable) réinventent ici la suggestivité des pionniers (les Quatuors Capet, Krettly…) sans pourtant oser une liberté qui semble à jamais disparue.

Parcouru en 4’50, le Finale ne précipite pas notre attelage dans une course éperdue, où l’expressionnisme viendrait (hélas comme on le déplore trop souvent) corrompre la fière élégance. Voyez comme l’éloquence soigne ici galbe et palette ! « Être fluide sans avoir l’air filandreux, être stable sans être brutal ni simpliste » écrivait Marcel Marnat dans sa biographie (Fayard, 1986) : nos quatre solistes ont intégré cette gageure dans leur équation, et leur prestation se présente comme la plus saine, construite et aboutie qu’on saurait imaginer ! Bilan : une magnifique version, pensée, huilée, à contre-courant des calques virils, sensible aussi, où Ravel n’hésite pas à mettre une goutte de parfum sur sa pochette.

Toutes ces œuvres remontent aux premières années du siècle, avant la Première Guerre mondiale. La Sonate pour violon et violoncelle, quant à elle, date du début des années 1920, au profit d’une écriture plus dépouillée, qui favorise le dessin mélodique plutôt que la recherche harmonique, même si la machinerie semble parfois aride et dissonante. Le duo brigue toutefois une richesse polyphonique quasiment symphoniste, et c’est ainsi que l'échafaudent Christophe Horak et Bruno Delepelaire, en faisant bien sentir la différence de langage qui s’opère avec le style des opus précédemment entendus. Le constructivisme acide du Très vif, la tension à cru de l’Allegro, les rancœurs bilieuses du Lent, la chorégraphie hirsute du Finale : rien n’est édulcoré, les aigreurs sont exaltées avec une puissance rare, dans une perspective de plein cadre. Cette Sonate assez rarement enregistrée s’honore ici de sa version de référence.

Les sept virtuoses émanés de la Philharmonie de Berlin montrent que la présence française dans les rangs de la prestigieuse phalange se porte bien. Ils nous offrent un album indispensable pour tout amateur de Ravel : leur instinct de clairvoyance et d’élégance remet à l’heure quelques pendules du génial horloger. On dirait que les rouages ont été entièrement démontés pour être reconstruits d’aplomb. En ce CD, l’âme du musicien ne déroge pas de sa science mais se nourrit de son intelligence. À admirer, voire à étudier : voici un livre ouvert sur son artisanat chambriste.

Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

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