Stéphane Orlando et Henri Storck, le son et l’image d’une même relation

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Stéphane Orlando fréquente obstinément l’image animée (et muette) depuis une vingtaine d’années : à la Cinematek, il est pianiste et improvisateur et ce soir, deux pas plus loin, il prend la scène de la salle Henry Le Bœuf, à la tête de l’Ensemble Musiques Nouvelles (qui s’investit volontiers dans des projets mêlant les disciplines) et devant deux œuvres majeures d’Henri Storck, le père fondateur du documentaire en Belgique.

« Un ciné-concert, c’est toujours un moment, unique et vivant, où des musiciens, d’aujourd’hui, font revivre un moment, unique du passé ». L’exercice est ambivalent : quelle place tient la musique par rapport à l’écran ? Quel sens (l’ouïe, la vue) le public privilégie-t-il ? D’ailleurs, s’agit-il de spectateurs ou d’auditeurs ? Comment les musiciens se connectent-ils à l’histoire qui se déroule dans leur dos ? A quoi veille le chef : à l’orchestre, à la projection, à l’interaction entre les deux ? La musique se cantonne-t-elle à un décor sonore ? Ajoute-t-elle une signification à la narration ? En dérive-t-elle le cours ?

Au fond, improviser devant l’image ou écrire pour elle, en quoi la mission diffère-t-elle pour le compositeur ? La réponse, aujourd’hui à Bozar, dans cette belle acoustique d’un Victor Horta qui, de retour des Etats-Unis, fait évoluer son Art nouveau vers un Art déco plus monumental et géométrique, semble ne pas laisser de place au doute : « l’intention est la même, créer une relation entre les images et le public ».

Et c’est en effet ce qui se passe, quand je vois au fur et à mesure de la projection (du concert ?) mon a priori (je viens plus pour la musique d’Orlando que pour les images de Storck) fondre et se diluer, perdu entre une attention volontairement portée vers les gestes des interprètes et une subjugation progressive par ce qui défile sur l’écran. Connaître Henri Storck de réputation (septante films, solide créateur et promoteur du cinéma du réel, cofondateur de la Cinémathèque de Belgique et de l’Association internationale des Documentalistes…) ne prépare pas vraiment à voir deux de ses films majeurs en grand.

Images d’Ostende, qui aura bientôt un siècle, est un film des origines (Storck naît, étudie et travaille à Ostende, dans le magasin de chaussures de son père, qu’il perd alors qu’il n’a que seize ans, avant d’ouvrir un ciné-club, où il fait son propre apprentissage du septième art) : premier film d’expérimentation conceptuelle, poésie découpée en chapitres (le port, les vagues, la mer du Nord, les dunes…), il donne à voir le regard de Storck sur les éléments constitutifs de sa ville bien plus qu’il ne l’illustre ou la raconte – les images connectent aux sensations sans intermédiaire, au point d’en oublier l’absence de bande sonore (le bruit des vagues est dans notre cerveau, pas ailleurs) et de s’abstraire du travail musical de l’orchestre, qui laisse au visuel quelques secondes de silence avant son extinction. Est-ce là la relation entre les images (Storck filme le vent ! Et en montre la beauté) et le public (dont une partie a reculé de plusieurs rangs pour mieux saisir l’ensemble de la scène), à laquelle la composition s’attelle ?

Misère au Borinage, c’est une autre histoire : réalisé avec Joris Ivens en 1933, le film, qui s’approche du reportage et montre à la masse sa propre image au lieu de la distraire, est une immersion bouleversée dans la réalité d’une crise (la grande grève des charbonnages wallons de 1932) qui exacerbe les conditions de vie délabrées et humiliantes des mineurs et de leurs familles. A cette révolte du travail, le capital répond par l’intransigeance, l’état par la répression, la presse par la diabolisation (« La terreur communiste dans le Hainaut », titre un quotidien) et la société par l’indifférence : les grévistes privés de salaire sont expulsés des maisons dont ils ne peuvent plus payer le loyer aux patrons, couchent dehors avec femmes et enfants, à côté d’habitations vides (200 sur les 330 du charbonnage), grattent les terrils à la recherche de mauvais charbon, boivent l’eau croupie des citernes, vivent de débrouille et de solidarité – au point que l’huissier se déguise en ouvrier pour forcer l’entrée chez ceux qui résistent encore.

De la musique de Stéphane Orlando, je retiens son intégration à la projection, le discret effacement à son service ; je la ressens parfois trop timide, au classicisme déroutant face à la révolte engagée du film – mais peut-être est-ce à ce prix qu’on installe cette relation entre le public et des images implacables, dont Storck craignait qu’une adaptation musicale déforce le propos, et qu’Orlando tente de résoudre par une structure dénuée de détails excédentaires, une distance relative et une ample palette de timbres.

Bruxelles, Bozar, le 2 avril 2022

Bernard Vincken

Crédits photographiques  © Jarek Francowski

 

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