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Nadine Sierra : Une « Traviata » pour l’Histoire

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« La plus grande liberté naît de la plus grande rigueur » écrivait Paul Valéry. Cela me fait penser à la somme de travail acharné et introspectif que cette artiste a dû accomplir pour parvenir à nous faire oublier entièrement que le chant requiert une immense technique et qu’il obéit à toute une série de conditionnements physiologiques et émotionnels. Car la « Traviata » de Nadine Sierra est une œuvre d’art superlative : sa voix jaillit des profondeurs de l´émotion, toute notion de difficulté ou de virtuosité s’effaçant devant ce flot d’émotions que l’artiste nous procure à tout instant. Il est même imprécis de parler seulement de cantatrice car déjà l’actrice a un charisme tellement immense et un jeu tellement nuancé, que sa seule présence et ses mouvements provoquent le frisson : pendant le prélude du troisième acte, elle joue les convulsions phtisiques que la maladie provoque à « Violetta » avec tellement de vérité que le spectateur est pris aux tripes bien avant qu’elle ne commence la lecture de la lettre de Giorgio Germont et qu’elle nous brise le cœur en s’exclamant « È tardi ».

Les frissons seront le fil conducteur de la soirée car, phrase après phrase, elle nous tient toujours en haleine : je ne peux oublier le « Dite alla giovine » pendant la visite du père Germont, déchirant d’émotion dans le plus subtile pianissmo, ou le généreux « Alfredo, di questo core non puoi comprendere » dans le Finale II avec le forte général ou le magnifique « Amami, Alfredo, amami quant´io t´amo ». Pour ne pas parler de ses deux airs : en finissant le récit « È strano  - Ah ! fors’è lui», elle aborde une cadence tellement invraisemblable, avec suraigus, pianissimi, « messe di voce » et autres fioritures, que le public a éclaté en « bravi » brisant toutes les règles et l’empêchant de continuer son « Sempre libera » pendant de longues minutes… Au dernier acte, son «Addio del passato », dans le calme tragique de celle que s’est resignée à l’idée de la mort et à l’abandon de cet amour inattendu, a fait jaillir pas mal de larmes… 

Les inflexions multi facettes de ce diamant qui est la voix de Sierra rappellent ici et là l’élégance de la ligne vocale de Virgina Zeani, les déchirements dans les récits que provoquait Magda Olivero, l’intensité dramatique de Teresa Stratas, les pianissimi éthérés et le contrôle du souffle de Montserrat Caballé, l’apparente fragilité d’Ileana Cotrubas ou d’Angela Gheorghiu, les cadences intemporelles de Renata Scotto, les élans tragiques de Maria Callas et j’en passe. Tout ça est probablement inconscient dans sa performance, mais elle arrive à transcender toutes ces artistes qui l’ont précédé pour recréer un personnage radicalement nouveau qui s’empare pleinement de la psyché du spectateur actuel. L’accueil du public du Liceu a été triomphal, évidemment ! 

Le Turc en Italie à l’Opéra de Lyon

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En collaboration avec le Théâtre Real de Madrid et le Nouveau Théâtre de Tokyo, l’Opéra de Lyon donne le Turc en Italie de Rossini du 11 au 29 décembre. Comme souvent chez Rossini, l’œuvre est pleine de vie, donc exigeante tant à la fosse qu’à la scène. Le Turc en Italie tient autant des opéras de Mozart, surtout de la trilogie avec Da Ponte et notamment du Cosi fan tutte, avec le travail sur deux couples s’entrecroisant, que du Don Pasquale de Donizetti avec l’utilisation du barbon comme personnage-pivot. 

Le metteur en scène Laurent Pelly choisit de prendre cet opéra buffa en un roman-photo italien des années ‘70. Optique aussi maline qu’amusante, tant elle fait rendre compte que, malgré le luxe musical offert par Rossini, les mélimélodrames des personnages ne sont que des histoires de petits bourgeois, un roman-photos en somme. Ainsi, les décors de Chantal Thomas sont le plus souvent des casses, des pages et des couvertures de romans-photo tout au long du drame. La maison du couple Don Geronio - Dona Fiorilla et celle du poète semblent elles aussi sorties de ces magazines, ainsi que les costumes des protagonistes imaginés par Laurent Pelly. 

Une autre idée très futée de Laurent Pelly est que le poète, pour sortir de ses difficultés de rédaction, au lieu de puiser dans les romans de chevalier, la bible ou la mythologie, comme le firent les opéras seria depuis Haendel jusqu’à Rossini lui-même, regarde, observe et note la vie de ses voisins.

Une autre qualité de cette production est l’homogénéité du plateau vocal. Ainsi de Filipp Varik en Albazar à Alasdair Kent en Don Narciso, en passant par Don Narciso en Selim et Renato Girolami en Don Geronio chez les chanteurs, et de Jenny Anne Flory en Zaïda à Sara Blanch en Donna Fiorilla, toute la distribution fait troupe. La facilité avec laquelle les cantatrices, et notamment Sara Blanch en Donna Fiorilla, réussissent à chanter leurs difficiles partitions est proprement remarquable. Sara Blanch notamment, parce que tout en chantant, elle minaude, se tord et bouge constamment. Les hommes ne sont pas en reste, Alasdair Kent en Don Narciso, qui chante pratiquement tout le temps seul, montre ici des qualités belcantistes proches du heldentenor plus que saisissante. Nonobstant, malgré que Adrian Sâmpetrean en Selim possède un baryton très viril et clair, la froideur de son expression vocale est regrettable, et son jeu scénique très caricatural, ce qui finit par lasser. Renato Girolami en Don Geronio garde une bonne assise dans son baryton, et une chaleur contrastant avec la froidure d’Adrian Sâmpetrean. 

Une Cenerentola scintillante d’humour à Barcelone

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Au long du XIXème siècle et une bonne partie du XXème, Rossini était considéré comme l’auteur de thèmes brillants, joyeux et au succès facile mais pas vraiment comme un grand compositeur. Les chefs rajoutaient des couches à sa subtile orchestration pour y retrouver quelque chose qui devrait sans doute rappeler les brumeuses épaisseurs wagnériennes… Il a fallu l’apport de la Fondazione Rossini à Pesaro pour dégager, de la main d’Alberto Zedda et Philip Gosset, la vérité cachée dans les manuscrits au moyen d’éditions critiques qui ont rendu à Rossini tout son mérite : les mélodies sont toujours irrésistibles, enjouées et inoubliables, mais la manière dont il traite le mélodrame ou la comédie, avec un habile jeu d’orchestration et un traitement particulier des morceaux d’ensemble qui mettent en relief la théâtralité des livrets, a marqué le chemin de l’histoire de l’opéra. Une partie non négligeable de ces manuscrits se trouve à la bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles : le fonds donné par Edmond Michotte qui fut le secrétaire personnel du compositeur et auteur de deux curieux opuscules, dont l’un parle du bel canto et l’autre relate la visite de Wagner à Rossini dans sa villa de Passy et leurs discussions sur le devenir de l’opéra.

L’opéra est une fête L’Elisir d’amore de Gaetano Donizetti 

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Cette année encore, les Chorégies d’Orange prouvent que l’opéra est une fête : des milliers de spectateurs (jusqu’à 8 000) s’y retrouvent pour vivre intensément un spectacle aux dimensions de l’immense scène aux immenses murs du Théâtre Antique.

A l’affiche : L’Elisir d’amore de Gaetano Donizetti. Un livret joyeusement idéal en ces temps de résurrection sanitaire : dans ce petit village campagnard, le pauvre Nemorino est éperdument amoureux de la belle Adina. L’impertinente se moque de lui et semble se laisser convaincre par les rodomontades de Belcore, un militaire autosatisfait. Mais voilà que Dulcamara, un « docteur miracle », surgit, qui propose à Nemorino un infaillible « élixir d’amour »… en fait, du vin de Bordeaux. Quelques complications d’amours-propres et quelques quiproquos plus tard, tout se conclura évidemment par un happy end.

Le livret est drôle, la mise en scène l’est tout autant. Adriano Sinivia emporte tout cela au rythme prestissimo qui convient. Il sait diriger ses chanteurs-acteurs. Le gigantisme des lieux l’a manifestement inspiré puisqu’il inscrit l’intrigue dans une scénographie rurale surdimensionnée. Tout est gigantesque : les épis de blé, le fer d’une pelle, la roue d’un tracteur, les fruits et les légumes. On est plongés dans une savoureuse hyperbole scénique. La farce est au rendez-vous notamment dans les costumes et les attitudes des militaires, dans une série de gags irrésistibles. Ce qui n’empêche pas des « arrêts sur image » pour la mise en évidence des moments sentimentalement expressifs de l’œuvre. 

Musicalement, c’est un régal : la partition de Donizetti est aussi inventive et savoureuse dans l’humour que dans l’émotion. On rit et on est émus. D’autant plus que Giacomo Sagripanti, bien suivi par l’Orchestre Philharmonique de Radio France et les Chœurs des Opéras Grand Avignon et de Monte Carlo, a compris qu’il ne fallait pas en rajouter dans l’expressivité et plutôt la faire vivre dans ses effets multiples et nuancés. Un travail musical que les spectateurs peuvent facilement apprécier puisque l’orchestre, placé devant le plateau, est bien visible de tous. 

A Pesaro, Moïse l’emporte devant Elisabetta

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En dépit d’un lourd contingentement des places, le Festival Rossini de Pesaro présente, pour sa 52e édition, trois ouvrages dans de nouvelles productions, Il Signor Bruschino au Teatro Rossini, Elisabetta regina d’Inghilterra  et Moïse et Pharaon au Teatro Vitrifrigo Arena à l’extérieur de la cité. N’ayant pu voir le premier de ces spectacles, j’ai néanmoins assisté à la répétition générale de l’un et à la première publique de l’autre (Elisabetta du 8 août, Moïse du 9).

Depuis la création de ce festival  en 1980, Elisabetta regina d’Inghilterra n’a été affichée qu’une seule fois, en août 2004, dans la mise en scène de Daniele Abbado, sous la direction de Renato Palumbo, avec Sonia Ganassi dans le rôle-titre. Dix-sept ans plus tard, Ernesto Palacio, l’actuel surintendant des manifestations, fait appel au régisseur turinois Davide Livermore qui, depuis 2010, a proposé en ces lieux Demetrio e Polibio, Ciro in Babilonia, L’Italiana in Algeri et Il Turco in Italia

Que faire de cette première ‘opera seria’ napolitaine créée au Teatro di San Carlo le 4 octobre 1815 ? La trame, mal ficelée, évoque les tribulations de Leicester et de Matilde, son épouse secrète, alors que la reine vierge Elisabeth Ière, éprise de lui, veut en faire son époux. C’est pourquoi le metteur en scène décide de transposer l’action au XXe siècle en prêtant à la souveraine les traits d’Elisabeth II, comme s’il s’agissait d’un épisode supplémentaire à la célèbre série télévisée The Crown. Avec l’aide du vidéaste D-Wok, Giò Forma conçoit un décor projeté devant lequel s’amassent les éléments en dur d’un hôtel de luxe. Les costumes de Gianluca Falaschi jouent sur le bariolage des coloris de la gentry huppée peuplant les salons de Buckingham Palace. Plus d’une fois, cette relecture frôle le ridicule (Leicester devenu officier de la flotte aéronautique est soumis à la question dans un goulag aux éclairages orange insoutenables, Norfolk recourt au téléphone pour dénoncer les agissements de Leicester à la souveraine…)