The Snow Queen de Hans Abrahamsen : fascinante, mais déroutante…

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Hans Abrahamsen (°1952) : The Snow Queen, opéra en trois actes. Version anglaise. Barbara Hannigan (Gerda), Rachael Wilson (Kay), Katarina Dalayman (La Grand-Mère, La vieille dame, la Finnoise), Peter Rose (La Reine des neiges, Le Renne, L’Horloge), Caroline Wettergreen (La Princesse), Dean Powers (Le Prince), Kevin Conners (La Corneille de la forêt), Owen Willetts (La Corneille du château) ; Thomas Grässle, Louis Veronik, Anna Ressel, Sophie Veronik, comédiens ; Bayerischer Staatsopernchor ; Bayerisches Staatsorchester, direction Cornelius Meister. 2019/20. Notice et synopsis en allemand et en anglais. Pas de livret. 116.35. Un DVD Bayerisches Staatsoper Recordings BSOREC1002 (Aussi disponible en Blu-Ray).

Fascinante, mais déroutante Reine des neiges. Le premier opéra du Danois Hans Abrahamsen a la particularité d’avoir été créé en octobre 2019 à Copenhague dans la langue locale, puis à Munich, dans sa version anglaise, deux mois plus tard, et d’avoir bénéficié de deux mises en scènes (Francisco Negri au Danemark, Andreas Kriekenburg en Allemagne), avec deux distributions et deux chefs différents. Cette commande de l’Opéra National danois s’inspire du conte éponyme de Hans Christian Andersen, qui a été publié en 1844. Le livret, rédigé par le compositeur lui-même et par Henrik Engelbrecht, dramaturge et consultant artistique, serre de près le thème initial, mais il apparaît comme le point faible de l’opéra, avec ses formules répétitives. La traduction du texte vers l’anglais a été réalisée par la pianiste et librettiste Amanda Holden, disparue le 9 septembre 2021 à l’âge de 73 ans. Cette production filmée est dédiée à sa mémoire.

Dans le conte d’Andersen, un petit garçon, Kay, est victime d’un miroir maléfique qui se brise, des morceaux se coinçant dans son œil et dans son cœur. Ce drame provoque en lui dureté et indifférence, au point de disparaître. Son amie Gerda, unie à Kay par un lien très fort, part à sa recherche ; elle ira jusqu’au château de la Reine des neiges où il est enfermé. Bien des aventures lui arriveront sur une route parsemée de rencontres de personnages variés et d’animaux. Les deux amis se retrouveront. Ce conte a fait l’objet d’une série d’adaptations pour le cinéma ou la télévision, et a inspiré des romans et des bandes dessinées. Il est intéressant de noter que pour la production munichoise, le programme a proposé un texte de présentation, reproduit dans le corps de la notice, que nous traduisons de l’anglais : « Après bien des années de souvenirs communs, deux personnes ont développé un lien exclusif. Soudain, l’une des deux s’éloigne, se retire et devient inaccessible. Plutôt que de l’abandonner, la partenaire choisit de tenir le coup et prend le risque de restaurer l’intimité et de recréer la connexion que le temps a forgée. Elle va être seule à porter la charge de la responsabilité. L’amour est solide, mais chaque jour qui passe entraîne l’épuisement, qu’accompagnent l’angoisse et le désespoir. L’issue de cette situation pénible est incertaine. » Le résumé s’arrête ici, ménageant le suspense… dont on connaît la fin heureuse. On sent derrière cette présentation la volonté d’une portée plus universelle. 

Dans la mise en scène d’Andreas Kriekenburg (°1963), qui compte notamment à son actif des productions d’opéras de Mozart, Richard Strauss, Alban Berg ou une Tétralogie, le récit installe les protagonistes dans le contexte d’un hôpital psychiatrique qui symbolise la claustration de Kay dans l’univers où il s’est enfermé. Gerda va tenter de l’en soustraire. Elle y parviendra après bien des obstacles : à l’Acte III, sollicités tous deux pour trouver le mot libérateur qui leur permettra de se retrouver, c’est le terme Eternity qui ouvrira à Gerda et à Kay la porte des retrouvailles, confirmant la pérennité de la connivence. Le décor, d’une grande sobriété, avec une toile de fond qui semble plastifiée, est meublé par des lits de malades (qui interprètent divers rôles) et des infirmières en blouses blanches (certaines auront un visage fleuri au cours du déroulement). L’action est focalisée sur la quête de Gerda, incessante et déterminée. Si l’on retrouve le récit original d’Andersen sans trop de difficultés, on ne saisit par contre pas toujours la portée psychologique qu’y introduit la mise en scène. Les deux principaux protagonistes ont en effet des doubles, enfants et adultes, dont les rôles muets, mais essentiels dans la scénographie, sont confiés à des comédiens (extraordinaire Thomas Grässle en Kay adulte). Il s’ensuit des enchevêtrements de rêves, de visions et de réalités dont l’écheveau laisse parfois perplexe. La présence de flocons de neige est primordiale : tout ici se déroule dans un univers glacé et désolé, avec des lumières en demi-teintes, qui ne s’animeront vraiment que lorsque le printemps viendra illuminer la libération de Kay sortant de sa condition d’enfermement. 

Nonobstant la remarque émise quant au contenu, on se laisse prendre, avec un regard (d’enfant ?) que l’on retrouve au fond de soi, parfois émerveillé, souvent étonné, par les interventions de la grand-mère qui raconte des histoires, de la corneille de la forêt, de la corneille du château, du prince ou de la princesse qui veulent aider Gerda, ainsi que par l’apparition du renne ou de la Reine des neiges. La féerie est certes présente, en particulier dans la présence quasi permanente de cette Gerda acharnée à reconstruire la personnalité de Kay et à lui rendre son identité. Mais l’on éprouve aussi un certain malaise face au contexte psychiatrique qui prend à la longue des allures obsessionnelles. Lorsque conte de fée et douleur mentale se confondent, il faut savoir raison garder. En tout cas, la transposition ne semble pas avoir été pensée pour de jeunes enfants : elle met à ce point le spectateur en face de lui-même qu’il vaut mieux réserver l’impact à un public nanti d’une certaine maturité. 

Hans Abrahamsen a composé, à destination d’un orchestre important, une musique magique, pleine de suggestions évocatrices du froid glacial, avec des stridences perçantes ou maîtrisées, des parties vocales et chorales qui semblent à la fois figées et vivantes, grâce à des effets de percussions (glockenspiel, marimba, vibraphone, cloches, xylophone…) qui ajoutent leur part de mystère et même d’ésotérisme. On est fasciné par l’atmosphère instrumentale irréelle qui traverse ces deux petites heures de spectacle, et l’on ne peut s’empêcher de se rappeler que, lorsqu’il a composé en 2012/13 le cycle vocal pour soprano et orchestre Let me tell you sur des textes de Paul Griffiths, Abrahamsen avait déjà inséré dans le chant ultime un univers de neige, mais aussi une sensation de quête (« I know I will find you »), dont le présent opéra pourrait être un possible développement, en tout cas dans son esprit. Pour se mettre en condition, avant vision, peut-être est-il opportun d’écouter ces sublimes trente-deux minutes hors du temps, dédiées à Barbara Hannigan qui les a gravées sur disque avec le Bayerischen Rundfunk dirigé par Andris Nelsons en juillet 2015 (Winter & Winter 910 232-2). 

C’est cette même Barbara Hannigan qui endosse le rôle bouleversant de Gerda, habillée d’une robe bleue agrémentée de petits points colorés, qui convient à son physique et la fraîcheur qui se prolonge au fil des années. La soprano canadienne, dont on connaît le charisme généreux, est ici tout à fait remarquable dans ce rôle qui lui colle à la peau et qu’elle investit avec sa gracilité mais aussi avec cette force intérieure qui la porte à chaque instant, y compris dans les gestes, toujours justes, qu’il s’agisse d’émotions vibrantes ou de frissons angoissés. La performance vocale, d’une grande pureté de style, avec des lignes brisées ou des sauts d’intervalles, est digne de cette musicienne incomparable. Face à elle, la mezzo Rachael Wilson, est tout aussi idéale dans le rôle plus court de Kay ; sa présence et son rayonnement sont à la hauteur du propos. La basse Peter Rose assure parfaitement trois rôles : Reine des neiges, Renne et Horloge, avec une habile faculté d’adaptation. Il en est de même pour Katarina Dalayman en Grand-mère, Finnoise et Vieille Dame. Nous réservons une mention particulière aux deux attrayantes corneilles, celle de la forêt (Kevin Conners) et celle du château (Owen Willetts), et nous plaçons dans l’éloge global Dean Powers et Caroline Wettergreen en prince et princesse. Nous avons déjà souligné la qualité du travail des comédiens, enfants ou adultes. Les chœurs sont impeccables et investis, comme la direction de Cornelius Meister, directeur musical de l’Opéra de Stuttgart, qui apporte un soin attentif à ciseler tous les détails de cette imaginative partition. 

Fascinante, mais déroutante Reine des neiges, avons-nous écrit en début de texte. Nous y ajouterons le terme de dérangeante, en ce qu’elle éveille en nous des sentiments complexes mêlés d’introspection interrogative et de mise en face de notre propre avancée dans l’existence. Même si l’on ne peut être totalement satisfait en raison d’un livret qui aurait gagné à être mieux écrit, ce spectacle plein de mouvements est visuellement très séduisant et recèle des moments plastiques très réussis, servis par de belles images filmées par Christoph Engel. 

La Reine des neiges de Hans Abrahamsen semble avoir un bel avenir devant elle : la création française de la version anglaise a eu lieu à Strasbourg, à l’Opéra du Rhin, en septembre 2021. Dans une nouvelle mise en scène, avec une nouvelle distribution (à l’exception de Rachael Wilson, qui reprend le rôle de Kay) et un autre chef d’orchestre ! En l’occurrence, abondance de biens ne nuit pas… 

Note globale : 8,5

Jean Lacroix  

 

           

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