A Genève, un Pogorelich ahurissant 

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Alors que la plupart des sociétés de concert genevoises proposent régulièrement les mêmes têtes d’affiche, l’Agence MusiKa s’ingénie à faire appel à des pianistes moins médiatisés comme Arcadi Volodos ou Ivo Pogorelich qui, au Victoria Hall le jeudi 24 février, a dédié l’intégralité de son programme à cinq œuvres majeures de Fryderik Chopin.

Depuis plus de quarante ans, sa réputation d’artiste innovateur brisant les tabous conventionnels n’est plus à faire. Et la preuve en est donnée immédiatement par la Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur op.61 dont l’introduction est énigmatique par ses cadenze arachnéennes noyées dans la pédale qui désarticulent la transition jusqu’au a tempo giusto extrêmement retenu, s’allégeant avec l’Agitato abondamment ornementé. Quelle poésie enveloppe le Poco più lento, choral blafard qui fait chanter les basses sous la ligne de chant. Le da capo des mesures initiales contraste par sa lenteur avec la péroraison triomphante dont le dessin devient anguleux sur une main gauche délibérément appuyée. 

La Troisième Sonate en si mineur op.58 est tout aussi surprenante avec un Allegro maestoso qui accumule les brefs segments mélodiques jusqu’à la boursouflure. Mais le Sostenuto se liquéfie par les moirures d’un phrasé libre qui se pare d’arabesques évanescentes. Le Scherzo virevolte de mille couleurs qui laissent affleurer de mystérieuses inflexions dans le trio, alors que le Largo se veut péremptoire dans le declamato précédant le cantabile à fleur de touche s’appuyant sur une basse estompée qui assimilera le da capo à une lointaine réminiscence. Quant au Final, il est emporté par une houle vrombissante qui privilégie le grave au détriment d’une mélodie à peine perceptible.

Le même défaut entache partiellement la Fantaisie en fa mineur op.49 dont l’Agitato devient broussailleux sous l’impulsion d’accords à l’arraché. Cruel contraste par rapport au Tempo di marcia initial dont le détaché des fins de phrase est scrupuleusement respecté dans un lento mortuaire qui vous glace. Sous arc de legato, les formules en arpèges se veulent interrogatives avant de déboucher sur un Lento sostenuto recueilli et conclure par un Assai allegro aux relents étranges.

La Berceuse en ré bémol majeur op.57 ose le décalage entre les mains sur une basse en sourdine soutenant des volutes presque imperceptibles égrenant les triolets, se concédant même de faux accents sous les passaggi en doubles croches de la conclusion.

Sur une main gauche d’une rare fluidité, la Barcarolle en fa dièse majeur op.60 laisse à la droite le soin de délivrer une ligne de chant en accords expressifs qu’atténuent les traits d’ornementation. Mais le Poco più mosso rend péremptoire le développement sur un support qui perdra de son acidité avec le fulgurant leggiero final.

A titre de bis, Ivo Pogorelich enchaîne encore deux pages de Chopin, le Prélude en ut dièse mineur op.45 et le Nocturne en mi majeur op.62 n.2 d’une ineffable poésie.

En résumé, un Chopin atypique mais ô combien fascinant !

Paul-André Demierre

Genève, Victoria Hall, le 24 février 2022

Crédits photographiques  : DR (www.ivopogorelich.com)

 

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