Une partition magnifiée dans un contexte scénique qui l’exalte 

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Le fabuleux destin d’Orphée et Eurydice a toujours fasciné : ils s‘aiment éperdument, ils sont au comble du bonheur. Un serpent la mord, elle meurt. Il est désespéré. Mais l’expression de son désespoir, sa musique et son chant merveilleux, sont tels qu'ils renversent le cours des choses. Oui, il pourra ramener son Eurydice au monde des vivants, mais à une terrible condition : s’il se retourne vers elle sur le chemin du retour, elle disparaîtra irrémédiablement. Elle ne comprend pas son attitude, elle se plaint, si douloureuse, de ce qu'elle prend pour de l'indifférence. Il ne peut y résister, il se retourne. Elle a disparu. 

Récit poignant évidemment de l’irréversibilité de notre condition de mortels, qui éloigne de nous ceux que nous aimons, qui nous éloigne de ceux qui nous aiment. Mais ce que je préfère y voir, c’est l’importance, la puissance de l’expression artistique qui parvient, un moment du moins, à inverser une condition fatale. 

Je suis toujours ému aussi de constater que ce mythe d’Orphée a été le sujet de ce que l’on considère comme le premier grand opéra de l’histoire, l’Orfeo de Monteverdi. L’œuvre d’art se faisant elle-même démonstration de la force de l’œuvre d’art.

En 1762, Christoph Willibald Gluck reprend cette « fable en musique », comme l’avait qualifiée Monteverdi. Le récit est le même, sauf qu’il commence au moment de la mort d’Eurydice. Dans le contexte lyrique polémique d’alors, Gluck veut se débarrasser de toute une série d’ornements, de développements qui, fatras, encombrent les œuvres. Il va à l’essentiel d’une intrigue épurée, avec des épisodes dansés, avec des épisodes orchestraux. Rien ne nous distrait de ce qui fondamentalement est en jeu.

La musique (dans la version d’Hector Berlioz) est absolument significative, elle est récit et expression des émotions. Václav Luks, le chef d’orchestre, l’exalte, la magnifie. Quel festival de couleurs instrumentales il nous offre avec son ensemble complice au long cours Collegium 1704. Il a l’art de contrastes forts qui ne sont jamais excessifs, il a l’art de variations rythmiques qui ne sont jamais insistantes, il a l’art d’un lyrisme qui n’est jamais mièvre. Violence des situations, sentiments des personnages, émotion du public. 

Mais si cette musique nous atteint ainsi, c’est grâce à la mise en scène d’Aurélien Bory, qui jamais ne nous distrait, qui toujours, par les images qu’elle nous propose, nous rend mieux attentifs encore à ce qu’elle exprime. On a pu dire d’Aurélien Bory, et cela qualifie exactement ce qu’il nous propose ces jours-ci, qu’il « développe un théâtre physique -de l’espace et du corps- et crée des pièces protéiformes à la frontière de différentes disciplines -cirque, danse, musique, arts visuels ». Jamais il ne s’interpose entre nous et l’œuvre, toujours il nous la donne à mieux entendre par ce qu’il nous donne à voir : un immense panneau-miroir qui surplombe le plateau (le « Pepper’s ghost », un dispositif optique bien connu des illusionnistes, qui permet de « retourner l’espace »), un jeu de tapis étendus sur le sol, étalé, froissé, replié autour d’un personnage. Le personnage de l’Amour dans une roue Cyr, comme au cirque, ou soulevée à bout de bras et soudain s’effondrant ; la flûtiste, elle aussi soulevée et surgissant de la fosse -rendant ainsi visible sa musique- pour son solo merveilleux. Des danseurs et des circassiens qui font vivre les émotions, les sentiments, le péril des situations. Quelle maîtrise aussi des mouvements pertinemment complexes d’un chœur qui s’impose.

Tout cet environnement sert d’illustration ou se fait écrin discret pour que s’épanouisse le chant des solistes, qui habitent leurs airs : Marie-Claire Chappuis-Orphée, Mirella-Hagen-Eurydice et Julie Gebhart-Amour.

Oui, Orphée et Eurydice, ainsi servi par Christoph-Willibald Gluck, Václav Luks, Aurélien Bory et leurs interprètes, nous a permis, à nous aussi, d’échapper un instant à nos propres conditions fatales. 

Luxembourg, Grand Théâtre, le 6 février 2024

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques : Pierre Grosbois

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