Victoria de los Ángeles : Gala du centenaire au Liceu

par

Mis à part leur année de naissance, deux des plus grandes cantatrices du XXe siècle, semblent partager plus de divergences que des points un commun : une vie privée discrète voire ascétique pour Victoria, un étalage de « paparazzi » et une énorme renommée pour Maria Callas, une carrière brillante, certes, mais la Barcelonaise n’est jamais devenue un icône de masses. Pourtant, si l’Espagnole avait eu une enfance heureuse et pas marquée par la mésentente avec sa mère comme Callas, sa vie privée d’adulte ressemble cruellement à un calvaire, tenu dans le secret ou dans la plus grande discrétion. Car, de ses deux enfants, le deuxième avait un syndrome de Down, avec les difficultés que cela pouvait causer à cette époque et le premier, Juan Enrique, décéda dans sa trentaine de manière inopinée. Pour couronner l’ensemble, son mari entretenait une deuxième famille de plusieurs enfants avec sa secrétaire et cela aux frais de la cantatrice car le divorce était impossible dans l’Espagne franquiste. Un détail glaçant sur la condition féminine dans cette période si proche -et que certains semblent actuellement regretter- : le mari qui aurait tué sa femme adultère, n’était puni que par le bannissement selon le Code Pénal en vigueur alors… Un autre aspect divergeant entre les deux tient à leur renommée : si Callas divisait les esprits entre partisans et détracteurs acharnés, rivalité avec la Tebaldi incluse, Victoria semble n’avoir connu que l’éloge pour sa musicalité, sa recherche infatigable de la vérité expressive et son talent pour transmettre au public les émotions les plus profondes. Invitée par Wieland Wagner, elle est à ce jour, avec Plácido Domingo, la seule espagnole à avoir chanté dans le « Santa Sanctorum » wagnérien de Bayreuth. Sa carrière internationale fut splendide : entre 1950 et 1961 elle chanta 200 représentations au Metropolitan de New York, en passant par le Covent Garden à Londres, La Scala de Milan, le Wiener Staatsoper ou le Teatro Colón à Buenos Aires et, dès ses débuts, au Liceu. Pourtant, un aspect essentiel de sa carrière fut le récital de « Lieder » : elle considérait que cet aspect du chanteur était un défi immanquable : « Le lied aide à parfaire le phrasé, la musicalité et se joint à la poésie, à la littérature… à la toute culture en définitive ! » disait-elle.

Née dans un milieu modeste, son père étant concierge à l’Université de Barcelone, elle a vécu toute sa jeunesse dans ce majestueux bâtiment. Ce milieu a contribué largement à éveiller sa curiosité intellectuelle et explique, entre autres, sa maîtrise des langues étrangères. Car, dans l’Espagne d’après la Guerre Civile on ne voyageait pour ainsi dire jamais à l’étranger et l’espagnol est une langue parcimonieuse en phonèmes, bien que le catalan qu’elle parlait également enrichisse déjà un peu la palette phonétique. Lorsqu’elle a remporté en 1947 le Concours de Genève et s’exprimait aisément en français, l’explication se trouve dans les chefs des départements linguistiques de l’Université qui lui donnaient des cours en parallèle à l’enseignement officiel. Cette maîtrise allait bien au-delà du langage : sa perméabilité stylistique n’avait pas de frontières. Les Manon, Carmen ou la Charlotte dans Werther qu’elle a chanté et marqué à l’enregistrement restent toujours remarquables par la manière dont elle s’approprie des codes non écrits du chant français. Certains critiques étaient moins perméables à sa diction allemande, qu’ils trouvaient peut-être moins idiomatique, mais le simple fait d’avoir pu chanter honorablement le « Lied » compte tenu de son environnement, grandit encore l’artiste. On lui a aussi reproché un aigu légèrement tendu et métallique, qu’elle compensait par un médium généreux et des graves qui lui ont permis d’aborder des rôles de mezzo-soprano. Au Conservatoire, ses études avec Dolors Frau -qui avait chanté sous Toscanini ou Saint-Saëns- furent difficiles car elles n'étaient pas d’accord sur le choix du répertoire. Vers la fin de sa vie elle confia à une de ses élèves qu’elle aurait dû se restreindre au registre de mezzo… Pour elle, le travail technique avait un sens spirituel. Victoria de los Ángeles, ce nom d’artiste tellement évocateur n'est pas un pseudonyme mais tout simplement le prénom de son baptême, sur lequel les anges se sont sans doute penchés. Son nom de famille était le plus prosaïque López García. Un aspect peu connu de la cantatrice est son rapport étroit avec la musique de la Renaissance au sein du groupe « Ars Musicæ », qui verra aussi l’éclosion plus tard de musiciens de la taille de Montserrat Torrent ou de Jordi Savall. Ce groupe aidera financièrement l’artiste pour ses études, car le Liceu était une institution totalement privée jusqu’à l’incendie de 1994.

De ses nombreux enregistrements, celui des mélodies populaires de Manuel de Falla avec l’admirable Gonzalo Soriano au piano, celui de Salud dans La Vida Breve du même compositeur avec Frühbeck de Burgos au pupitre et les « Bachianas Brasileiras » de Villa-Lobos dirigé par le compositeur, restent des sommets incontournables de la discographie. Avec le violoniste Gerard Claret, son frère Lluis, violoncelliste, et le pianiste Albert Giménez Atenelle qui avaient constitué un Trio, elle fonda la « Escola Mùsica de Barcelona », noyau de la future et actuellement prestigieuse ESMUC, Escola Superior de Mùsica de Catalunya.

Pour la célébration, le Liceu a disposé un plateau des plus alléchants, réunissant des noms plus que consacrés comme Dame Sarah Connolly, Joyce Di Donato, Maria Agresta, Marina Viotti ou Irène Theorin avec des jeunes cantatrices, non plus prometteuses, mais des voix et des artistes déjà consacrées comme la captivante Arménienne Juliana Grigoryan (à ne pas confondre avec la magnifique soprano qui est  lituanienne de père aussi arménien Hasmik Grigorian), la Britannique Louise Alder, l’Egyptienne Fatma Said ou l’Espagnole Sabina Puértolas. L’idée centrale étant de retracer les rôles et les mélodies que de los Angeles avait marqués de son vivant. Un pareil plateau nous a donné son lot d’enchantements mais, malheureusement aussi, quelques déceptions. Dame Sarah a ouvert magistralement la soirée avec le révéré An die Musik, le dernier « Lied » que Victoria avait chanté sur cette scène en 1992. La Portugaise Helena Ressurreição, avec la guitare de Bernardo Rambeaud chante de manière très expressive la mélodie avec texte portugais de Ernesto Halffter (que le programme attribue par erreur à son neveu Cristóbal) Ai, que linda moça. Ernesto avait complété après la mort de Falla La Atlántida le grand Opéra/Oratorio sur le texte catalan de Verdaguer que de los Ángeles créa en 1961. Suivie d’une autre perle : Di Donato avec Del cabello más sutil de Fernando Obradors. Ensuite, une jeune Louise Alder surprend par sa diction limpide et son phrasé élégant dans le Die Forelle schubertien. Elle cède la place à Maria Agresta, dans une Mimi de La Bohème efficace, mais avec quelques poncifs stylistiques d’un goût discutable. Et cela ouvre le bal à la partie la moins amène de la soirée : la direction orchestrale, confiée à Lucas Macías Navarro, un musicien hispano-hollandais qui s’est distingué comme hautboïste dans plusieurs des meilleurs orchestres d’Europe. Mais, dans un événement où la répétition est inévitablement un luxe impossible, son manque de métier comme chef était frappant : si les groupes orchestraux et les solistes sont exquis, un trop grand nombre d’imprécisions et décalages rythmiques ont pointé la soirée. Cependant, la même Agresta nous offrira l’un des moments le plus émouvants du concert avec la grande scène de la mort de Desdemona dans Otello où elle nous a livré le meilleur de son talent. Ensuite, de La Vida breve de Falla, « Vivan los que ríen », par une splendide Fatma Said, une voix envoûtante et une vraie personnalité musicale. Elle chante « Salud » avec un accent castillan parfaitement académique, ce qui n'est pas en accord avec les indications de Falla, lequel souligne dans la partition l’accent andalou du personnage, mais on ne lui en tiendra pas rigueur. Suivra une fascinante Grigoryan avec Un bel dì vedremo, un autre des rôles qu’a marqués Victoria et où cette jeune Arménienne fascine par la beauté de son instrument et par l’intensité de son vécu. Tout comme, en deuxième partie, avec le bouleversant « Senza mamma » de Suor Angelica, également de Puccini. Au tour de Marina Viotti, une des artistes les plus versatiles et riches de la soirée et l’incontournable « Una voce poco fa ». Elle avait déjà fasciné par un « Negro Spiritual » au piano avec Julius Drake. La palette expressive de cette artiste n’a pas de limites (rappelons-nous qu’elle a aussi fait du « jazz, du gospel ou du « heavy metal » …). Viotti possède une intelligence musicale supérieure mais cela reste en retrait dans son interprétation, où c’est la liberté du corps et la fluidité du discours musical qui priment. Purcell, avec son "When I am laid in earth" (Dido and Æeneas) sera mis en valeur par Dame Sarah. Après trois « Lieder » de Schumann, Brahms et Mendelssohn par Said, Connolly et Alder, toutes délicieuses, ce sera au tour de l’inévitable « Duo des chats » de/ou attribué à Rossini, où Di Donato et Viotti s’amusent et font irresistiblement rire le public. Un rappel du concert d’adieu de Gerald Moore, avec de los Ángeles et Schwarzkopf. La première partie avait fini par l’intervention très applaudie de Sabina Puértolas. Je ne l’avais plus entendue depuis son Concours Gayarre à Pampelune il y a une vingtaine d’années. C’était prometteur, si pas renversant, mais sa carrière est étincelante depuis. Cependant, hier elle nous a désappointés. Non pas que la voix soit critiquable, même si quelques aigus sont légèrement raides, mais par le peu de soin stylistique apporté à sa Manon. Des sons pris carrément par le bas, des « portamenti » hors de propos, des « colorature » douteuses et une gestuelle à la limite du mauvais goût dénivellent la soirée. Il n’y a pas longtemps que Nadine Sierra avait ravi le Liceu avec une Manon historique. Cette fois-ci, le critique ne partage pas l’engouement du public, interrompant d’applaudissements le début et la reprise de la Gavotte et les aigus démonstratifs de la fin. Le souvenir de Victoria méritait un peu plus de soin interprétatif. Cela me rappelle Teresa Berganza, déjà âgée et avec une immense carrière derrière elle, se rendant régulièrement chez Janine Reiss à Paris pour travailler son répertoire français, après avoir enregistré l’une des « Carmen » le plus musicales de l’histoire. Puértolas n’est certainement pas aussi bien conseillée. Précédemment, elle avait chanté très honorablement ce merveilleux « Damunt de tu nomès les flors » de Frédéric Mompou que Victoria avait créé en 1944. J’avoue préférer la sonorité de la version pianistique originale à celle très habilement orchestrée par Ros Marbà. En début de soirée, le directeur artistique de la maison a annoncé le désistement d’Irène Theorin, souffrante. Cependant, elle a tenu à honorer son engagement envers le public avec son air de « Elisabeth ». Même dans ces conditions difficiles, elle reste grande ! Julius Drake est un immense pianiste, un accompagnateur de prestige capable d’égrainer des sonorités enchanteresses et d’apporter aux chanteurs un soutien précieux. Mais l’on sent aussi une certaine volonté de se mettre en avant plutôt que de laisser parler la musique en étant un peu son médium. Ce n’est pas vraiment une déception mais plutôt un léger regret. Le mot de la fin sera confié à Viotti et sa Carmen : « Près des remparts de Séville », où elle brille à nouveau. Le concert était travaillé scéniquement par Vincent Huguet avec un décor constitué essentiellement par les robes de scène de Victoria. Il faut sans doute rappeler que, à cette époque, chaque chanteur/cantatrice apportait aux productions ses propres habits en concordance avec le rôle, une habitude qui ferait frémir d’horreur les actuels créateurs scéniques. L’histoire ne changera pas pour autant ! En guise de conclusion, Grigorian a chanté la vocalise de l’Aria des Bachianas Brasileiras de Villa-Lobos, reprise ensuite par toutes les participantes. Mais en amputant la partie médiane et le texte de Ruth Correia, une liberté qui aurait fait frémir d’horreur l’incorruptible Victoria. Même si le geste était efficace scéniquement.

Xavier Rivera

Barcelone, Liceu, le 7 novembre 2023

Crédits photographiques : A.Bofill / Warner Classics

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.