Sixième de Bruckner à l’orgue : un bréviaire de poésie naturaliste à Lucerne
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie 6 en la majeur WAB 106 [version 1879-1881, transcription Eberhard Klotz] ; Sennschellen & Aequale no 1 & 2 en ut mineur WAB 114 & 149 [transcription Hansjörg Albrecht]. Andrea Lorenzo Scartazzini (*1971) : Brucknerblume. Hansjörg Albrecht, orgue de la Hofkirche de Lucerne. Octobre 2022. Livret en allemand, anglais. TT 69’31. OEHMS Classics OC 482
Suite d’une intégrale des symphonies de Bruckner arrangées pour les tuyaux, bientôt attendue dans les trois ultimes chefs-d’œuvre (la no 7 nous attendra au Gewandhaus de Leipzig, la no 8 au Musikverein de Vienne). Les quatre premiers volumes (voir nos articles concernant les premier, deuxième, troisième, quatrième) et la no 5 recouraient à la transcription d'Erwin Horn, la no 4 à celle de Thomas Schmögner. Pour cette symphonie no 6, nous entendons la transcription d'Eberhard Klotz, qui dans ce genre s'est d'ailleurs attelé à l'ensemble du corpus, édité chez Verlag Kassel -dans sa mouture, nous avions commenté la symphonie no 9 jouée à Dudelange par Thilo Muster (Organroxx).
L’orgue de l’église St. Leodegar était récemment à l’affiche d’un magistral programme lisztien enregistré par Anna-Victoria Baltrusch. À l’époque de sa construction, il imposait un des buffets les plus impressionnants d’Europe, célèbre pour son historique et gigantesque 32’ en montre surplombant la console, -son tuyau d’ut grave pèse près d’une demie tonne et son envergure pourrait presque loger un homme. Le compositeur en joua lors d’un séjour à Lucerne. Nous en retrouvons ici les formidables ressources de puissance et de poésie, mais aussi quelques accessoires (machine à pluie) qui s’invitent dans un préambule bruitiste fait d'averse, de tonnerre et d'une bénédiction alpestre. On doit aussi à Hansjörg Albrecht l’arrangement de deux brèves pages en ut mineur pour trois trombones. Comme dans les précédents volumes, une fenêtre de traverse sous guise d’hommage s'ouvre avec le Brucknerblume d'Andrea Lorenzo Scartazzini dont la production instrumentale se réfère par ailleurs à l'univers mahlérien.
L’acoustique de la Hofkirche offre un écrin sonore parfaitement ajusté, idéalement dosé entre densité et réverbération. L'intéressant livret revient sur le sentiment du sublime dans la conscience artistique allemande. Un sentiment qu’éprouvait Bruckner devant le spectacle de la nature, et transi sous la transcendance divine. Sans trahir le recueillement de l'Adagio, la somptueuse tribune helvète, usant de la volupté de son vent et de tous ses charmes de couleur, nous transporte immédiatement dans une pieuse et osmotique contemplation, comme le visiteur ébahi au pied du Mont-Blanc.
C'est précisément ce regard émerveillé que l'interprète parvient à traduire, et poursuit dans le Scherzo. Tour à tour suaves et édifiantes, les registrations concourent à la magie du paysage, abordé à un tempo aussi retenu que le demande son titre, comme les multiples regards d'un tranquille promeneur qui s'attendrit d'une fleur puis s'enthousiasme d'un sommet. Un magnifique tableau d'atmosphère ! Malgré quelques tunnels dans le Maestoso et le Final, Hansjörg Albrecht, particulièrement inspiré, dissipe les quelques longueurs de cette partition qui n'est pas la plus aimée du maître de Saint-Florian, assurant même un supplément d'âme à cet opus, quitte à transfigurer le modèle que l'on oublie volontiers face à une réalisation si poétique. À l’orchestre, avait-on même jamais soupçonné pareille communion panthéiste ?
Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 6-9 – Interprétation : 10
Christophe Steyne