Prémices de l’archiluth, deux nouvelles et superbes parutions solistes

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Il Liuto del Principe. Alessandro Piccinini (1566-1638) : Toccatas I, XII ; Corrente IX, X ; Aria di saravanda in varie partite ; Ricercar primo ; Passacaglia. Johannes Hieronymus Kapsberger (c1580-1651) : Gagliarda 12a ; Toccatas 1a, 3a, 6ta ; Corrente 7a ; Carlo Gesualdo (1566-1613) : Beltà poi che t’assenti ; Gagliarda del Principe de Venosa ; Canzon Francese del Principe. Pietro Paolo Melli (1579-c1623) : Il Ciarlino Capriccio Chromatico ; Corrente detta La Bartola ; Corrente Cromatica detta La Bernardella ; Volta Chromatica detta La Savia ; Corrente detta L’Alfonsina. Claudio Saracini (c1586-1630) : Toccata al Conte San Secondo. Bellerofonte Castaldi (1580-1649) : Cromatica Corrente. Vicenzo Bernia (c1570-c1620) : Toccata cromatica. Galliarde [Aegidius]. Bor Zuljan, liuto attiorbato. Livret en anglais, français. Décembre 2021. TT 68’00. Ricercar RIC 434

The Art of Resonance. Alessandro Piccinini (1566-1638) : Toccatas IV, VII, XI, XV, XX ; Gagliarda III ; Corrente II ; Ciaccona ; Aria di Follia Romanesca. Pietro Paolo Raimondo (-1647) : Toccata, Fuga. Cipriano de Rore (1515-1565) / Giovanni Battista Spadi (fl. 1609-1624) : Anchor che col partire. Pietro Paolo Melli (1579-) : Capriccio cromatico ; Gagliarda La Claudiana ; Gagliarda La Farnese ; Corrente La Sansona. Maurizio Cazzati (1616-1678) : Balletto VI. Giovanni Girolamo Kapsberger (1580-1651) : Toccata II arpeggiata ; Passacaglia ; Corrente I ; Toccata VI ; Villanella Mentre nel Mondo ch’è lusinghier ; Gagliarda XIII ; Corrente VII cromatica. Luca Pianca, archiluth, théorbe. Livret en anglais, français, allemand, italien. Octobre 2021. TT 61’37. Passacaille 1120

Pour le projet dont témoigne cet enregistrement, Bor Zuljan s’est fait construire par le facteur tchèque Jiří Čepelák un liuto attiorbato inspiré du modèle qu’Alessandro Piccinini commanda au luthier Cristoforo Eberle, à corps réduit et long manche, toutes cordes fixées au même chevalet. Trois de ces instruments furent offerts au Duc Alfonso de Ferrare, qui lui-même en remit deux à Carlo Gesualdo. Le Principe de Venosa en apporta un exemplaire à Naples en 1595, une ville où il fréquenta probablement Kapsberger qui y avait posé ses bagages en 1604. Au début du XVIe siècle paraissent alors plusieurs recueils dédiés ou incluant ce type d’archiluth, dont Bor Zuljan a tiré cet émérite récital, qui rassemble auteurs notoires et des pages moins courues (Claudio Saracini, Vicenzo Bernia).

Le captivant livret signé de Dinko Fabris retrace cet avènement, et rappelle que Gesualdo écrivit vraisemblablement « ses œuvres polyphoniques complexes avec le luth », un instrument où il excellait et qui a pu contribuer au laboratoire de ses madrigaux. Un argument qui légitime l’arrangement du Beltà poi che t’assenti tiré du sixième Livre. Bor Zuljan soutire à sa transcription des chromatismes intenses, des regards torves, qui sont ceux du musicien reproduit sur la pochette. Clair-obscur, perspectives incisives : l’esthétique défendue par Bor Zuljan est caravagesque à sa manière. Pour ne rien dire de la féroce étrangeté de la Canzon Francese, dont le cours nonchalant vrille l’âme et la corde au détour de ses concessions au bizarre.

Le luthiste slovène, dont le premier album solo consacré à Dowland nous avait bluffé par son invention, son jeu aussi précis dans l’ornementation que révélateur dans la structure, récidive ici par un phrasé âpre, dense, tendu à rompre, qui sait autant torturer l’expression que magnifier la lisibilité de ses idées, fortes. Dès l’accord initial de la Toccata cromatica qui ouvre le CD et claque comme un coup d’arquebuse, on sait que le théâtre sera au rendez-vous. Mais tout au long de cette heure, au-delà d’un tempérament toujours prompt à dramatiser, à surprendre, ce sont aussi des grâces, des émois justement cernés, des danses intelligemment animées qui nous emmènent d’une main experte et conteuse jusque l’ultime Passacaglia, dignifiée comme jamais. Après son disque élisabéthain puis celui-ci, passionnant dans son enjeu et sa réalisation, Bor Zuljan confirme son envergure, ses marqueurs stylistiques, et place la barre très haut pour son prochain album.

Après son récital Nobilissimo Istromento capté en août 2020 dans sa ville natale de Lugano et consacré à la Renaissance italienne, Luca Pianca revient ici nous séduire dans une anthologie explorant l’aval du répertoire, depuis le Libro de Sonate diverse de Raimondo (1601) jusqu’au recueil Correnti et Balletti de Cazzati (1662). Une sensibilité qui s’ouvrait à la « seconda pratica », à l’émancipation des affects, et garante d’un jeu qui favorise l’inspiration spontanée. Un écho aux passions humaines et aux contrastes expressifs qui investissaient alors le chant et l’art madrigalesque. Dans sa notice, l’interprète indique comment il a « essayé de souligner autant que possible l’aspect improvisé et extemporané de ces compositions », notamment dans les toccatas. 

Principalement voué à deux figures majeures (Piccinini et Kapsberger), le programme inclut aussi pages de danses, madrigal diminué (sur le fameux Anchor che col partire), et une sorte de fugue, cela sur deux instruments faits par Luc Breton et qui bénéficient du jeu expert du cofondateur du Giardino Armonico. Dans les majestueuses résonances de l’archiluth ou la volubilité néanmoins tendue du théorbe, le luthiste helvète impressionne par son autorité et ne laisse jamais vagabonder l’attention. On s’étonnerait qu’une prestation revendiquée aussi libre se traduise par un trait aussi serré, sur la corde raide (le Capriccio cromatico de Melli !) que n’effraie aucune gageure technique, en coupe réglée. Heureusement, la confortable acoustique (Oratorio di San Rocco a Manno, dans le Tessin) apporte une aération et une suavité bienvenues, n’en déplaise aux auditeurs qui privilégient une nette calligraphie et un écrin ajusté. Un florilège parfois intimidant mais qui nous fait accéder à bien des trésors d’imagination et de volupté.

Ricercar : Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Passacaille : Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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