Walden festival, insubmersible au Parc Léopold

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« Quand j'entends de la musique, je ne crains aucun danger. Je suis invulnérable. Je ne vois aucun ennemi. Je suis lié aux premiers temps et aux derniers. »

Minimal, américain, fondamental

La troisième édition Walden festival démarre samedi à 18 heures (je n’y suis pas le lendemain) sous la devise empruntée à Henry David Thoreau (dans Walden, en 1854) et sous la pluie, de ces averses qu’à Bruxelles on dit draches, sorte de test de Mère Nature destiné à éprouver l’étanchéité des lourdes toiles de chapiteau écru (elles ne laissent rien filtrer) et la résistance de canard des spectateurs (« invulnérables », dit l’auteur de La vie dans les bois), qui arrivent encore après l’heure, dégoulinants mais volontaires, prenant place placidement à l’abri des éléments, sur les solides chaises blanches en bois disposées en rangs dans l’herbe du Parc Léopold, à côté du Museum des sciences naturelles.

Il y a une certaine bravoure de la part du Brussels Philharmonic, conduit par Tom De Cock, à se lancer, après quelques minutes d’hésitation, dans Heavyweight, du post-minimaliste David Lang (cofondateur de Bang on a Can et professeur de composition à la Yale School of Music), créé à Bamberg en 2015, malgré l’ondée qui frappe la toile et déborde en cascades, malgré sa cavalcade bruyante qui handicape l’ajustement de l’amplification (en extérieur, elle est nécessaire) et rend confuse la perception de cette courte pièce épique, dont la puissance, la résonance et les montées au ciel successives se perdent dans l’humidité -c’est le risque du plein air, même à la mi-juillet. Etrange destin pour cette pièce que d’ouvrir le festival alors qu’elle résulte d’une commande pour un rappel de fin de concert, en particulier pour succéder à la Symphonie n°5 de Jean Sibelius – une des pièces admirées par le compositeur : il démarre d’un des derniers grands accords de la symphonie, qu’il décompose et réorganise, ajoutant ensuite « quelques petites choses de ma part ».

Les cinq minutes de Heavyweight servent d’étalonnage à la balance et l’orchestre parvient mieux à propulser jusqu’au public The Chairman Dances (sous-titré Foxtrot for Orchestra), imaginé en 1985 par John Adams, pour son opéra héroïque Nixon In China, alors en cours d’écriture, comme une musique de film chinoise des années 1930, « fantasme d'une image légèrement ridicule mais irrésistible d'un jeune Mao Tse Tung dansant le foxtrot avec sa maîtresse Chiang Ch'ing, ancienne reine du cinéma et future Madame Mao ». L’acte III de Nixon… se débrouillera finalement sans le foxtrot parodique, devenu une œuvre à part entière, où la pulsation dans les basses, haletante et persévérante, entoure la section centrale, plus lente et romantique, et au long de laquelle les itérations minimalistes côtoient les inflexions jazzeuses et colorées.

Le plébiscité Concerto pour Violon n°1 est le plat de résistance de ce programme américano-moins-c’est-plus : « C'est populaire, c'est censé l'être -c'est pour mon père […,] un homme très intelligent et gentil qui n'avait aucune éducation musicale, mais le genre de personne qui remplit les salles de concert », explique Philip Glass, qui écrit là, en 1987 et pour un orchestre de taille et de configuration conventionnelles, sa première pièce orchestrale à grande échelle en dehors de ses opéras. Dès le premier des trois mouvements (la structure la plus courante pour les concertos des derniers siècles), on est chez Glass, dans son environnement, familier, de motifs répétés, d’accords soufflants, ce son bien à lui, dont l’orchestre s’empare, qu’il porte, avec sur le devant de la scène, les mains précises, véloces ou lentes quand il le faut, du soliste ittrois Lorenzo Gatto, révélé au Concours musical international Reine Élisabeth de 2009 : le public, comme la pluie (enfin, sauf pendant la deuxième partie, trop discrète pour gagner la joute sonore), suspend sa respiration, arrête le regard, s’évide des pensées parasites, glisse des moments tristes du violon à ses moments heureux, à sa fin triomphale -avant sa coda lente, qui laisse le temps à la torpeur.

Tania Giannouli Trio, une surprise panachée

Dès l’entame de Labyrinth, extrait, comme les autres pièces jouées ce soir, du disque In Fading Light du Tania Giannouli Trio, le charme surgit de ces 2+2+5 notes répétées au piano, auxquelles se greffent peu à peu les bouffées, improvisées et graves, de la trompette du Bruxellois Jean-Paul Estiévenart (il prend ici, occasionnellement, la place de son confrère grec Andreas Polyzogopoulos), assises sur les cordes étouffées du oud de Kyriakos Tapakis. Le trio de Tania Giannouli (je ne connaissais d’elle que le projet, différent, The Book Of Lost Songs) brûle avec finesse les drapeaux nationalistes des genres musicaux, mêlant orient et occident, contemporain, jazz et ethnique, créant sa propre musique sans frontière et sans âge, melting pot créatif à l’image du monde-village (la pianiste revendique une double formation, en musique classique et en agriculture) -la globalisation inspirante, loin de celle des produits manufacturés standardisés, celle à l’éclectisme qui tutoie l’éternel.

Joep Beving, conscience néoclassique

« Je comprends qu’ici il faut parler en trois langues, je commence par la plus difficile », dit, en français et avec la franchise touchante de celui qui confesse le stress d’une première fois en concert de clôture de festival, Joep Beving, star hollandaise du néo-classique, ex-stratège de la publicité sorti du gouffre du burn-out avant qu’il ne soit trop tard (un Frédéric Beigbeder qui aurait bien tourné), dont les productions paraissent (hormis son premier opus) chez Deutsche Grammophon, qui vend des disques (ou des streams) et remplit les salles -ce qui n’est pas donné à tout le monde mais semble exiger une intelligibilité, une simplicité d’accès qui flirte avec le simplisme. Sa musique, pièces minimales qu’il joue au piano, en chemise blanche et barbe longue, là pour exprimer avec peu de notes les émotions complexes des humains perdus dans une ère (une aire) de polarisations et de divisions, évoque, entre candeur et naïveté, aux uns Erik Satie, aux autres Richard Clayderman (on est plus souvent du côté de Nils Frahm, au mieux de A Winged Victory For The Sullen)- nonobstant son tempérament « pleine conscience », je n’y suis guère sensible, mais le public, familial, du parc en ville, lui, y prend manifestement plaisir.

Bruxelles, Parc Léopold, les 15 et 16 juillet 2023

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Björn Comhaire / Walden Festival

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