Clavecin moderne et contemporain, deux nouvelles parutions avec Luca Quintavalle et Mahan Esfahani

par

Musickè, The Art of Muses, Harpsichord music by contemporary female composers. Augusta read Thomas (*1964) ; Ursula Mamlok (1923-2016) ; Tania León (*1943) ; Graciane Finzi (*1945) ; Karola Obermüller (*1977) ; Errollyn Wallen (*1958) ; Santa Ratniece (*1977) ; Anna Thorvaldsdottir (*1977) ; Sofia Gubaidulina (*1931) ; Misato Mochizuki (*1969). Luca Quintavalle, clavecin. 2021-2022. Livret en anglais. TT 76’47. Brilliant 96476

Harpsichord concertos. Bohuslav Martinů (1890-1959) : Concerto pour clavecin et petit orchestra H246.  Hans Krása (1899-1944) : Kammermusik pour clavecin et sept instruments. Viktor Kalabis (1923-2006) : Koncert pro cembalo a smyčcovyý orchestr Op. 42. Mahan Esfahani, clavecin. Alexander Liebreich, Orchestre symphonique de la Radio de Prague. 2021. Livret en anglais, français, allemand. TT 60’34. Hyperion CDA68397

Après un large paysage du clavecin italien contemporain, quasi-exclusivement masculin, Luca Quintavalle nous revient avec une anthologie consacrée à dix compositrices d’aujourd’hui, au sein d’un panorama ouvert à la scène internationale. Le livret est filigrané d’illustrations de Carola Provenzano, qui « vise à déconstruire les canons anthropocentriques et hétéropatriarcaux de la forme ». Un ange passe. Dans un audacieux élan de syncrétisme, moins soucieuse d’allégeance, la notice exerce autrement son intelligence en s’essayant à cerner les implications esthétiques d’une certaine sensibilité féministe : rendre visible l’invisible, renforcement de la conscience de soi par rapport à l’altérité. Ainsi, par un biais heuristique, ce CD offrirait « l’opportunité de saisir la façon dont la riche variété, parfois contradictoire, de leur style compositionnel peut non seulement coexister, mais aussi se renseigner mutuellement et se consolider ».

Intersectionnalité d’une écriture féminine qui s’influencerait d’un réseau de correspondance ? À quel niveau de secret et d’expérience se fomenterait cette singularité, se nouerait cette systématisation ? Plutôt qu’appréhender la création artistique par les prémisses métastructurantes d’une condition féminine, par des déterminants sociétaux et des assignations relativistes, on peut saluer la position universaliste de Tania León quand elle déclare « je suis citoyen du monde avec une conscience globale, et je n’aime pas être catégorisée par race, genre, ou nationalité ».

Au demeurant, on remercie la notice de ne pas s’enliser dans la concession revendicatrice, et d’accorder une large place à la musique abordée dans cet album -c’est l’essentiel, quel que soit le sexe de qui tient la plume. On lui sait gré de présenter chaque pièce dans la mesure où, hormis celles d’Anna Thorvaldsdottir et Sofia Gubaidulina (analysée en détail), elles apparaissent dans une vierge discographie, ou sont enregistrées pour la première fois sur un clavecin de facture baroque, construit par Andreas Restelli en 2014 d’après un Pierre Donzelague -pour l’intérêt de l’œil, dommage toutefois qu’aucune des douze pages n’en procure la photographie.

Santa Ratniece, Misato Mochizuki et Sofia Gubaidulina alimentent à elles-trois plus de la moitié du programme. Mira s’inspire de l’astrophysique et réfléchit sur le temps au travers du destin d’une étoile pulsatile vouée à l’extinction. Un résultat poétique et émouvant. Dans Moebius-Ring, l’instrument semble se débattre contre l’illusion d’optique de cet étrange objet topologique à une face apparente, comme s’il ne pouvait échapper à l’emprise de cette route torve qui, entre phases de motricité et de ralentissements, lui impose d’inexorables torsions et expansions, avant une ultime dégringolade, comme résignée devant le paradoxe. Les lignes de Luca Quintavalle décrivent en plusieurs paragraphes l’architecture (tripartite), le langage, la symbolique religieuse de Ritorno perpetuo, dont les ferments numérologiques, les évocations christiques signent les multiples niveaux de signification.

Les autres pièces ou cycles sont de moindre dimension, confinant même à l’aphorisme pour les Three Bagatelles. Le folklore cubain féconde Tumbao, originellement conçu pour piano, de même que Fire Waltz, deux créations tout récemment (2022) adaptées pour le clavecin. Suite de femmages date aussi de l’an dernier -on ne peut plus actuel. Impressions est le seul opus accessoirisé, modulant la vibration des cordes par deux « archets électroniques » ebow, goulot, super balls… Ponctuées de lourds gamelans oniriques et striées d’iridescences, ces expérimentations sonores sont contrebalancées par le mignon, naïf Louis’ Loops : une juxtaposition de bribes ludiques, truffée d’humour et de relents doux-amers, sorte de paradis perdu d’une enfance qui s’amuse de jouets désuets. On avait découvert Luca Quintavalle par de remarquables albums consacrés au clavier du XVIIIe siècle (Barrière, De Bury, Eberl). Que le virtuose italien serpente avec une telle aisance dans les hétéroclites procédés et univers expressifs que nous divulgue cette heure et quart, nous les rendant accessibles sans enjolivement ni excès d’aridité, n’est pas le moindre gage de sa polyvalence.

Nous avions salué le précédent album Bach de Mahan Esfahani, spectaculaire, et son incursion dans le répertoire contemporain. Le claveciniste propose ici trois œuvres concertantes de compositeurs tchèques du siècle dernier. Rappelons qu’il a vécu quelques années dans ce pays, qu’il qualifie de « petite nation qui a toujours joué dans la cour des grands sur le plan culturel ». Comme d’habitude, le musicien d’origine libanaise n’a pas la langue dans sa poche quand il estime dans la même notice que les habitants de la capitale, déjà à l’époque de Martinů, cultivaient une très haute estime d’eux-mêmes.

Mahan Esfahani compta parmi les derniers étudiants de Zuzana Růžičková (1927-2017), dédicataire du sévère Concerto pour clavecin et orchestre à cordes (ici onze archets) écrit en 1975 par son époux Viktor Kalabis et laquelle, contrairement à Hans Krása, exterminé à Auschwitz, eut la chance de survivre aux camps de la mort. Cet opus avait récemment eu la faveur des micros, outre-Atlantique, en mars 2018, sous les doigts de Jory Vinikour accompagné par la Philharmonie de Chicago, pour le label Cedille Records.

Datée de 1936 et créée dans un cénacle d’avant-garde, la Kammermusik inscrit le clavecin dans un persifleur ensemble de vents (saxophone alto, trompette, trois clarinettes dont mi bémol et basse) épaulé par violoncelle et contrebasse, qui évolue en deux parties contrastées, successivement énergique et chantante (le Sehr ruhig se fonde sur une rengaine). Cet opus de Krása avait déjà été enregistré par Robert Hill et l’Ensemble Aventure (Ars Musici, 1999) et par Zuzana Růžičková en avril 1997 dans le cadre d’une intégrale de sa musique de chambre, sous étiquette Praga Digitals.

Pour le label national Supraphon, la grande dame du clavecin tchèque avait par deux fois gravé le charmant et néoclassique Concerto de Martinů : en 1967 sous la baguette de Kurt Sanderling puis vingt ans plus tard (septembre 1987) avec une émanation de la Česká Filharmonie dirigée par Václav Neumann. Sur un instrument (16’8’8’4’) construit Georg Zahl en 1971-1972, aux sonorités moins pointues que délicates, aux riches harmoniques, Mahan Esfahani se fait l’impeccable traducteur de ces trois partitions. Elles sont tout aussi exemplairement servies par l’Orchestre Symphonique de la Radio de Prague en petit comité, sous la conduite redoutablement affutée d’Alexander Liebreich -qu’on écoute pour preuve l’incandescent Allegro vivo qui conclut le Koncert de Kalabis.

Brilliant : Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 7-9 – Interprétation : 9

Hyperion : Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8,5 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 



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