Gaudeamus festival : « Nous sommes ici pour l’art de demain »

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Découvrir un festival, c’est aussi fourrer son nez dans son environnement, l’endroit où il se love, où il prend ses aises : pour Gaudeamus, c’est Utrecht, quatrième ville des Pays-Bas avec près de 400.000 habitants, une des plus anciennes, avec ses quartiers de petites maisons en briques, en même temps qu’elle accueille pléthore d’étudiants -qui se chargent d’animer la ville et de déborder des pistes cyclables ; et renifler ces spécificités qui viennent de l’histoire, de la vie telle qu’elle s’est construite au fil du temps : pour le festival, c’est la volonté (« Un jour, je rendrai quelque chose à ce pays qui m'a sauvé. ») de Walter Maas, 36 ans, caché pendant la guerre, qui souhaite « faire [sa] modeste part pour […] la reconstruction culturelle des Pays-Bas » en ouvrant la Huize Gaudeamus au développement de jeunes musiciens, avec l’idée directrice de « faire progresser le développement musical en encourageant les talents authentiques ».

Trois quarts de siècle plus tard, de Bilthoven, en passant par Amsterdam avant de revenir à Utrecht, à côté de son lieu de naissance, les jeunes musiciens sont toujours au centre du travail de programmation du festival, qui privilégie la prise de risque au conservatisme, comme le confirme le compositeur Aart Strootman, lauréat du Prix Gaudeamus 2017 qui, dessinant l’état des lieux de la nouvelle musique néerlandaise -il rend au passage un hommage appuyé à Louis Andriessen-, rappelle que « les plus grands innovateurs dans le domaine de la musique sont les plus susceptibles d’être qualifiés de "à risque" » : ils sont souvent hors du cadre -commercial en particulier- mais c’est précisément là réside le « potentiel de croissance, d’aventure et de poésie ».

Chaque jour parmi les cinq que dure Gaudeamus, je suis confronté aux conséquences de cette prise de risque : ça ne réussit pas toujours -loin de là ; la programmation est d’ailleurs coutumière de critiques acerbes, même si elle peut s’enorgueillir de premières marquantes (les 100 métronomes du Poème symphonique de György Ligeti en 1963) et d’un rôle de défricheur de talents ultérieurement révélés (le concert d’ouverture de 1994 de l’Anglais Richard Ayres, à la renommée maintenant internationale, est qualifié dans la presse de « début désastreux » -il remporte pourtant le Gaudeamus Award cette année-là) : « Gaudeamus n'est pas là pour être applaudi, mais pour donner un espace aux jeunes compositeurs et artistes sonores qui explorent la terra incognita ».

Asko|Schönberg : l’ADN et le DIY

Le programme se partage en plusieurs lieux, avec des concerts concurrents : il y a un choix à faire, qui dépend des goûts, des contraintes de chacun et du hasard -et donne parfois envie de se dédoubler- mais mercredi, au Tivoli Vredenburg, le port d’attache du festival, son ouverture, elle, ne laisse pas place à l’hésitation : l’ensemble amstellodamois Asko|Schönberg est incontournable en Hollande lorsqu’on veut entendre de jeunes compositeurs -même si l’Israélo-Américaine Chaya Czernowin, cette année présidente du jury, n’est plus exactement une jouvencelle de la musique contemporaine : Fast Darkness III (sous-titré Moonwords), dernier volet de sa trilogie, présenté en 2022 à Oslo, soutient, avec son piano microtonal, la formule plaisante d’Alex Ross sur « la beauté négative du désastre » de sa musique.

Il doit y avoir un peu de trac chez les autres compositeurs inscrits au programme, tous deux nominés pour l’Award 2023, de se voir joués après celle qui évalue. Saad Haddad, né aux Etats-Unis mais de sang arabe, s’attache à redécouvrir ses origines libano-jordaniennes à travers la musique (il parle à peine la langue de là-bas et n’y est jamais allé, mais il sait écrire les notes et en aime la musique), explore, avec Aruah (« âmes » en arabe), la respiration, et son dernier cycle -avant qu’advienne l’esprit : de l’unisson de départ, les accords qui s’ensuivent incarnent ces mouvements répétés, comme s’ils n’allaient jamais s’éteindre.

Mais c’est Bricolage, d’Uri Kochavi (un autre israélien, installé, lui, à New York), qui me fait réagir, pour son inventivité et sa dérision pataphysique : avec les dés à coudre pour le violon ou l’alto, le jouet geignard vert fluo du flûtiste, le pavillon de la trompette baignant dans l’eau, l’air soufflé dans le mégaphone, le mâchouillement labial pour les cuivres, les coups de jack de la guitare électrique, l’archet sur le verre à vin ou la baudruche frottée, le compositeur nous plonge dans un univers sonique omnivore et, roi de la récup’, fait de tout un son.

Keep Going!, une vision en mouvement du Canto Ostinato

Je vous ai parlé il y a peu de sa pièce Two Characters (jouée à l’occasion d’Attention, Musiques Fraîches !, à Mons) ; avec Keep Going!, le Belge (de Hoegaarden) Daan Geysen s’en prend au monument de Simeon ten Holt, Canto Ostinato (enfin, à l’esprit de la composition, comme d’autres au cours de cette journée qui lui est consacrée en janvier 2023 et dont Geysen remporte le concours) : quatre strates de deux interprètes chaque fois, cordes, synthétiseurs, chant et danse, avec des capteurs de mouvement pour créer et piloter en temps réel des sons électroniques.

Keep Going! traduit le goût du compositeur pour la musique classique d’aujourd’hui, allié à une envie de fouiner dans la musique électronique ou électro-acoustique et flirtant avec la dance et la pop, le tout débouchant sur une œuvre généreuse et bienveillante (on peut penser à Philip Glass ou à Vangelis), à la mise en scène joliment façonnée (une alternance visuelle de noir et de blanc, les danseuses aux pointes du « U » inversé, dans l’espace du KF Hein Foyer), mais un peu sage et où l’alliance des timbres des synthés et des cordes sonne parfois contre nature.

Je profite de la pause pour monter quelques volées de marches jusqu’à l’installation Machine Langue de la compositrice Zara Ali et de l'artiste visuel Aanvik Singh, au concept en rapport avec la langue au sens saussurien, ce langage intéroceptif (et non celui de la parole) -ce qui ne me saute pas aux yeux, mais leur est agréable : c’est coloré, mouvant et rappelle le psychédélisme de la fin des années ‘60.

Asko|Schönberg : le vdP

Avec un début tout en sons ténus, en caresses effleurées, en frottements fluets, en ins- et ex-pirations (une pantomime a priori lassante, trop reprise -le souffle, c’est la vie, mais la vie c’est bien plus que le souffle-, Uma So Divina Linha , pièce d’une petite demi-heure, seule au programme de la deuxième prestation d’Asko|Schönberg, démarre (dix bonnes minutes -le temps chez van de Putte est une notion… hors du temps) en mangeant tout le capital patience de son public, avant que n’intervienne distinctement la voix de soprano d’Emily Thorner sur un texte de Fernando Pessoa, base du travail du compositeur (Jan van de Putte a étudié à Utrecht, mais aussi à l’IRCAM -et pendule depuis entre Paris et Amsterdam), lui aussi membre du jury 2023, dramaturge autant que compositeur, pour mettre en(tre les) forme(s) une pièce (elle se mérite) évasive, faite d’ombres glissantes et d’ondes furtives -qui semble puiser son essence dans un réseau de radicules plus oniriques qu’ancrées dans la terre.

Le jeu viscéral d’Oerknal pour le flux de Lonsdale

C’est quand je suis installé au Het Gegeven Paard, le bar du Tivoli que je réalise que les concerts de ce jeudi sont éparpillés dans plusieurs lieux partenaires du centre-ville, occasion d’une marche rapide vers l’église luthérienne, toute blanche et or, à l’espace scénique un peu étroit (les percussions, ça prend toujours un peu de place et l’instrumentiste de l’ensemble néerlandais Oerknal teste le déplacement de son archet sur un bol tibétain de façon à ne pas télescoper la violoniste) et dont les grandes orgues, situées au balcon à gauche (je ne visualise l’organiste qu’en fin de concert) sont indispensables pour Constellations, création d’Eden Lonsdale, compositeur berlinois et violoncelliste fan de Bach -et de… rap-, que ses études à la Guildhall School of Music and Drama de Londres orientent vers une musique plus expérimentale, pour l’écriture de laquelle il se revendique autant de l’intuition que du systématisme, avec tout de même une fascination pour les systèmes et les processus, qui façonnent les mondes sonores tels que nous les entendons. Comme dans Constellations, les siens sont immersifs (le mot est à la mode, mais ici adéquat), destinés à susciter la curiosité auditive, cette attirance involontaire et parfois irrépressible pour les détails nichés entre les couches de sons : les orgues, les gongs, aériens, langoureux, tintinnabulant alla Arvo Pärt (des dissonances en plus -elles rappellent l’imperfection du monde), glissant sans interruption comme l’eau descend la rivière, en circonvolutions parfois apaisantes, parfois rudes -mais jamais on ne perd le nord, ni le flux ne s’emballe, tout juste une cymbale frottée se fait-elle plus âpre.

Intimité, futurisme, bricolage et révolte à la Nadar Summer School

Cette fois, je prends le temps de manger un bout en cours de route vers le Theater Kikker, situé dans le centre historique de la ville, aux flux drainés par l’Oudegracht et le Nieuwegracht, les deux canaux construits au début du XIIe siècle, aujourd’hui bordés en sous-sol par les terrasses, animées, des cafés et restaurants. Le Kikker, salle spécialisée dans la performance, la danse moderne et le théâtre pour la jeunesse, accueille l’aventureux ensemble flamand, reconnu notamment pour ses représentations échevelées des œuvres de Stefan Prins, son co-directeur artistique, pour le premier des trois concerts de la Nadar Summer School, fruit d’une coopération entre Gaudeamus Musiekweek, Huddersfield Contemporary Music Festival et Warsaw Autumn.

Avec ses Mechanisations, l’Ecossais Craig Scott -venu de la scène impro britannique, il a tendance à bricoler ses instruments- brouille les frontières entre les sons machiniques et humains : assis par terre à l’avant-scène avec son ordinateur et sa table de mixage, il se courbe, dos au public, sur un enchaînement qui met en jeu des interprètes vivants et d’autres à la robotisation simplifiée (des mécanismes percussifs pour la plupart), tous éclairés par des carrés de lumière blanche, tous seuls sur leur surface dédiée, tous points (pointillés, pointillistes) comme indépendants l’un de l’autre.

Absente ce soir (elle étudie à Harvard et craint d’être empêchée de rentrer aux Etats-Unis), Golnaz Shariatzadeh, qui crée ses espaces soniques à partir de formes visuelles, dédie sa pièce aux victimes de la révolution iranienne en cours : fabric of sorrow.mouth sweat engine bodies, pour violoncelle, clarinette et flûte (disposés en triangle), se déploie sur des images d’animation expérimentale (des résurgences émouvantes de son enfance à Shiraz, en Iran, mais aussi cet œil dans lequel de nombreuses Iraniennes ont reçu une balle en manifestant) -un procédé essentiel chez la compositrice pour transmettre les histoires qui lui tiennent à cœur.

Avec Between you and me, Adriana Minu (d’origine roumaine, elle part étudier à Birmingham) et Christine Cornwell (elle travaille en Angleterre et en Hollande) imposent le plateau d’équilibre comme remise en cause de l’aplomb des instrumentistes, chacun, pieds nus ou non, s’y perchant en alternance, entre le retour à terre et l’assise de la chaise : il s’agit de lâcher prise, d’abandonner -pour un temps- le contrôle, de laisser émerger la douceur de petits plaisirs musicaux.

Il travaille à Cracovie, compose pour le théâtre et le cinéma, s’intéresse au multimédia et à la performance et, pour PEnderSZATch Rising, Piotr Peszat propose une pièce structurée autour d’un concept de paragraphes : des segments et des choix organisés sous forme de questions / réponses (Avez-vous joué beaucoup de musique contemporaine ? Que se passe-t-il quand les musiciens arrivent au ciel ? Ont-ils le choix ?...) rythment, de façon futuriste, humoristique et allègre, une musique contrastée, qui claque comme un fouet, qui aveugle de la crudité de sa lumière, où le violoncelliste Pieter Matthynssens (l’autre co-directeur artistique de Nadar), coiffé d’un casque de réalité virtuelle, surélevé en fond de scène, assène son « no », aussi laconique que radical, à la question de savoir s’il « veut aller à un concert de musique contemporaine » -la proposition la plus excitante de la Nadar Summer School 2023.

Un paysage sonore américain

Chaz Underriner, né au Texas, est un compositeur à l’écriture ancrée dans la réalité (le field recording fait partie de ses pratiques), attaché aux paysages, étendus et souvent statiques, du Sud-Américain : Moving, aux mains des instrumentistes de l’ensemble Modelo62, de La Haye, rejoints ce soir par le guitariste Nico Couck de Nadar, s’étale progressivement, parfois en contrepoint avec les images, aquatiques ou abstraites, qui renforcent le versant hypnotique sonore et visuel (dans la musique ambiante, la frontière avec le fastidieux flirte toujours un peu avec le ténu) et immerge le public dans un road trip plus marin que routier, au symbole (un mini-gouvernail bleu pervenche perché devant le chef) parfois en mouvement et aux sons de lapsteel inattendus dans l’église protestante Saint-Nicolas où dix haut-parleurs et cinq écrans forment un demi-cercle derrière les musiciens.

Ici, l’idée formelle phagocyte le contenu

Ma troisième journée de la semaine musicale Gaudeamus débute cette fois dans un endroit légèrement excentré, Het Huis, adjacent à la voie ferrée, où nous attend un plateau déjà dressé, étrange assemblage (au sens propre : liés deux par deux par l’unique tresse de leurs chevelures, et soudés en cercle par un drap blanc au milieu de la scène) des musiciens de Moving Strings : l’univers orwellien de Merge Corp., sorti des neurones sous tension du compositeur stambouliote Artun Çekem, inclut la fusion des esprits et des corps et l’effet visuel est inattendu ; mais l’originalité de l’effet se perd bien vite dans une pantomime surarticulée asphyxiée par l’imagerie décadente de l’orgie romaine et, sur le plan auditif, le boniment de foire, les hurlements, la noise, les rythmes dance et la saturation des haut-parleurs achèvent une idée qui, à privilégier la forme (mal maîtrisée), en oublie le fond.

Elle aussi nominée au Gaudeamus Award, Aya Yoshida (elle est née à Kobe, au Japon, travaille au Danemark et aux Pays-Bas et revendique un intérêt pour la mode) présente sa nouvelle pièce, 11-Variation, juxtaposition conceptuelle (entre compositeur et instrumentiste, qui dirige qui ?) de onze miniatures (j’aime bien celle au saxophone et à la contrebasse) qui se succèdent (Papier, Harmonie, Participation, Objet visuel…), formelles et sans grand relief.

Ailleurs, le contenu transcende la forme

Deux morceaux sont au programme du premier concert de la soirée du IEMA-Ensemble, le centre de formation de l’Ensemble Modern (IEMA est l’acronyme d’International Ensemble Modern Academy), qui a notamment pour objectif de donner la possibilité à de jeunes compositeurs de se mesurer à l’écriture et la scène.

Hargneuse, tranchée, la flûte traversière virulente, Deadline: 2028, de l’Italienne Maria Vicenza Cabizza, manifeste, revendique, n’est pas sensible à la demi-mesure, reste râpeuse dans les rares moments, sinon sereins, du moins à la colère sourde ; c’est qu’elle touche à l’avenir, sombre et inéluctable, tel que dessiné par la « Climate Clock », décompte graphique du réchauffement climatique, avec son compteur du CO2 déjà émis et des degrés déjà ajoutés à la température de la planète, et lance un cri de désespoir : « y a-t-il quelqu’un qui peut m’écouter ? » – on sera peut-être grillés, mais la musique de Cabizza nous aura regonflé les viscères.

Zara Ali écrit Isolation Forest (c’est le nom d’un algorithme de détection d’anomalies utilisé en apprentissage machine) sur un autre sujet du temps, qui aime à se faire sous-estimer : si l’intelligence artificielle n’est qu’un outil, elle développe des applications, bien plus nourries de statistique que d’intelligence, mais puissantes et multipliant avec une grande efficacité ses domaines d’utilisation (on ne la maîtrise pas vraiment, mais elle marche bien). La compositrice, née à Memphis de parents pakistanais et vivant à Francfort, travaille une partition aux harmonies microtonales soignées, aux plissements évocateurs de vagues verticales, ardus et pugnaces et bâtit un monde sonore qui donne du sens, et du plaisir.

La mémoire, la tradition, la naissance

J’irais sûrement plus vite en deux-roues (tout est fait ici pour les vélos : voies réservées, boutons poussoirs aux feux rouges, parkings gigantesques), mais c’est mon deux-pieds qui fait le travail entre les concerts et sa lenteur impacte parfois mon estomac -je me dépêche donc d’avaler un en-cas entre le Kikker et l’église luthérienne, pour voir le quatuor Bozzini, de Montréal.

Aya Yoshida crée son Myriader af tabte minder (Myriads of Lost Memories) à partir du travail mémoriel de la soprano Ly Tran (l’enregistrement de chansons maternelles et des interviews des membres de sa famille), arrivée à six ans au Danemark, sans souvenirs des années vécues au Vietnam, de la traversée de sept jours sur un bateau de fortune ni des dix mois au camp de réfugiés en Malaisie : la pièce, longue, se traîne, décousue, au charme toujours à la limite du décrochage, telle un semis hasardeux à la récolte improbable.

Pour son String Quartet No. 2, Saad Haddad, promoteur de la tradition musicale arabe en ce qu’elle peut apporter à nos propres paysages culturels, joue avec l’idée d’un Jean-Sébastien Bach, maître du contrepoint et de l’harmonie, confronté à la profusion de possibilités de la microtonalité des modes arabes, en même temps qu’il s’inspire de la structure du Musica prisca caput du compositeur italien de la Renaissance, Nicola Vicentino et de son système à 31 tons : un quatuor qui s’adresse à l’esprit, et l’enrichit.

A l’opposé des Tambours Intérieurs du Québécois Jimmie LeBlanc qui, fasciné et stupéfié à la première écoute des battements de cœur de son futur enfant, tente une musique comme un mélange d’impulsions vitales à l’origine des choses, une succession d’élans spontanés, une insondable suite d’essors autonomes : sa musique n’arrête pas de surgir, comme jamais entamée, ni jamais finie.

Klein, surfait

Ce samedi, je pousse jusqu’au Museum Speelklok, mais la chaleur de cet été indien (il fait 30 degrés sans discontinuer), me cloue à la cafétéria et je ne visite pas l’exposition d’automates musicaux -je rate donc la sculpture kinétique Mitote du mexicain Vica Pacheco, de même que je cherche en vain le lieu, pourtant réputé proche d’après le plan, où Kate Moore montre son projet A Beautiful Path.

La soirée au Tivoli Vredenburg débute alors dans la salle haut perchée qui nous vaut un panorama sur la ville, par la prestation multidisciplinaire de la Britannique Klein, qui présente hi hats nu shotta, dernière création de celle qui revendique des sources classique, jazz et drone : en fait de multidisciplinarité, l’artiste se cache derrière un écran de sous lequel jaillit une ondée continue de fumigène et sur lequel se répercutent en ombres chinoises ses (rares) mouvements lorsqu’elle quitte le clavier de son ordi ; en fait de musique, les sons, essentiellement enregistrés, stridulent, sans nouveauté ni intérêt.

Le marathon de percussions de Konstantyn Napolov

C’est en revanche une délectation de découvrir, peu après et quelques étages plus bas, l’énergie féconde que répand tout autour de lui Konstantyn Napolov, colosse hilare et instrumentiste d’origine ukrainienne, sautillant d’un côté à l’autre de la scène pour alterner ses pupitres, frappant les instruments devant lui, derrière lui, sur les côtés, comme doté en surnombre de mains, de pieds et d’yeux jaillissant de toutes parts, virevoltant avec une joie de jouer authentique, intense et confiante, pour un marathon acharné d’une bonne heure, aux gestes presque chorégraphiés, aux cris simiesques, entouré d’un Orkest De Ereprijs au son très cuivré (conduit par Gregory Charrette, né à Los Angeles), immergé dans un programme novateur où chaque compositeur contribue à repousser les limites des instruments à percussion et à faire valser en éclats les préjugés qui les entourent.

Martín Francisco Mayo s’inspire, pour Boca Arriba, de l’histoire que raconte Julio Cortázar dans La noche boca arriba, des traditions musicales du peuple Malinké d'Afrique de l'Ouest, et pour les maracas et les congas, des styles koropo et tambor de son pays natal, le Vénézuéla. Comme Mayo, Alice Yeung vit à La Haye mais est née à Hong-Kong, une façon de mêler deux cultures aux différences marquées pour une compositrice qui, dans false flicker(s), confirme sa tendance à entrechoquer les genres musicaux, jusqu’à l’étincelle.

Il est compositeur, mais aussi arrangeur et pianiste de jazz et, avec Kitchen Stories, Martin Fondse établit d’étroits liens entre les cultures musicales et culinaires : découpé en huit parties comme autant de recettes appartenant à des traditions éparpillées partout dans le monde. Master and Servant, titre explicite, aborde la dualité hiérarchique en musique, entre le chef et l’orchestre, et sa variante hybride qu’introduit le concerto solo : le soliste dirige mais, dans les pratiques modernes, le chef dirige le soliste, qui lui-même dirige l’ensemble -une rivalité que met en musique le compositeur allemand Moritz Eggert dans cette pièce en deux parties, l’une dans laquelle le soliste est maître et l’autre où il est serviteur.

Avec le passionnant Chaser, Peter Adriaansz -né à Seattle, il travaille en Hollande, selon une approche systématique, mathématique de la musique- poursuit son travail basé sur la phase d'impulsion sinusoïdale, cette fois avec un focus spécifique sur la modulation d'impulsions microtonales : la première partie tourne autour d’une oscillation (principalement au glockenspiel) et la deuxième (marimba et grosse caisse), si elle suit le même processus formel, le transforme en une trajectoire de montagnes russes, rapide et épuisante -le compositeur joue avec de légers dépassements de tempo, pour une œuvre où soliste et orchestre se poursuivent l’un l’autre sans répit.

Les flûtes de Juho Myllylä

Cinq courtes pièces pour flûte, souvent avec de l’électronique en temps réel, sont au programme du concert interprété par Juho Myllylä (il est aussi guitariste, chanteur et songwriter), au cours duquel il change d’instruments, en apprivoise un aux dimensions extravagantes (un assemblage de bois clair de plus de 2,30 mètres, posé au sol, aux clés disposées sur deux-tiers de sa hauteur et à l’embouchure haut perchée), un rien réservé quand il passe d’un lutrin à l’autre : on débute par une intéressante transposition pour flûte d’Orange, Blue and Pink d’Arjan Linker, écrite à l’origine pour trombone (c’est son instrument de prédilection) ou pour saxophone ; dans Waves (For Juho Myllylä), du Madrilène Adrián Crespo Barba, certaines notes de la flûte à bec basse déclenchent des sinusoïdales, qui tendent alors vers un chœur électronique ; Hildur Elísa Jónsdóttir (l’avantage du suffixe -dóttir ou són- est qu’on reconnaît immédiatement l’origine islandaise) décline sa nouvelle pièce her immeasurable soul en quatre parties ; Raivis Misjuns exploite, dans Herder's Herd, les possibilités sonores de la flûte à bec et Marsyas d’Ernst Spyckerelle (il a étudié au Conservatoire Royal de Liège) propose un dialogue contrasté entre l’instrument et l’électronique (une bataille musicale par téléphone à la mise en ondes originale) -mes préférences vont aux pièces de Linker et du letton Misjuns (il vient de Riga), dont le morceau m’évoque ponctuellement (et étrangement) les sonorités du « Well-Tempered Synthesizer » de Walter (plus tard, Wendy) Carlos.

Un coup de balles dans l’eau

Dimanche 17h00, une palissade en bois se dresse sur la scène du Theater Kikker pour l’événement Puinbal, qui promet une musique issue de jongleries multiples : la performance, approximative et laborieuse, s’avère très peu musicale et a plus sa place au Festival international des arts de la rue de Chassepierre.

Basson et saxophone, alliance de souffles

Finalistes du Dutch Classical Talent, le bassoniste Thomas Dulfer et la saxophoniste Deborah Witteveen forment un duo atypique, pour un concert qui compte trois premières de (très) jeunes compositeurs : dans sa Sonatine Embattante, le jeune Pol Stam fait intervenir un duduk (une flûte arménienne) dans ce qui n’est finalement pas vraiment une sonatine, mais qui swingue gentiment ; Pour Une Mélodie Française, Lien Vanspringel s’inspire des musiciens de rue entendus à Paris et propose une mélodie romantique joliment faite et souvent lisse ; Jeroen Leentjens, déjà plus mature dans son écriture, entremêle, dans Changing Shapes, les deux voix comme le lierre grimpe autour de la gouttière, et Jinwook Jung (du haut de ses 29 ans, il est l’ancêtre de la soirée) présente Sarabande, inspiré du constat paradoxal fait lors d’une résidence à Valence, en Espagne (les habitants sont fiers de leurs origines, influencées par la culture arabe mais rejettent les réfugiées musulmans), dont il transcrit la tension grandissante, qui mobilise et serre l’estomac.

Maat Saxophone Quartet : chacun doit agir

Le Maat Saxophone Quartet, mi-portugais, mi-hollandais, irréprochablement au point, livre un des concerts les plus enthousiasmants du Gaudeamus Muziekweek : avec un programme (No one is too small) dirigé vers l’appel de chacun à agir (car « personne n’est trop petit » pour améliorer son comportement face au changement climatique), rythmé par une mise en scène entre l’abstrait (des cages ouvertes, aux lignes de lumières, dans lesquelles jouent les instrumentistes et qu’ils redisposent d’une pièce à l’autre) et le figuratif (les illustrations d’Adriana Oliveira, déroulées sur un côté des structures métalliques mouvantes), les saxophonistes (soprano, alto, ténor, bariton) -parfois chanteuses- enchaînent six œuvres de jeunes compositeurs (Camila Menino, Frieda Gustavs, Ana Roque, Camiel Jansen), de Hollande ou du Portugal qui, chacun à leur façon, témoignent, au-delà de la prise de conscience, de l’importance de l’action.

La popote du Quatuor Bozzini

Pour le concert de clôture du festival, le Quatuor Bozzini nous invite dans sa Composer's Kitchen, résidence annuelle de master classes et d’ateliers, tenue cette année à Bilthoven et à Montréal et débouchant sur quatre créations, partagées équitablement entre Canada et Pays-Bas : celle de Maria-Eduarda Martins (originaire du Brésil, elle vit à Toronto), avec ses évocations mélodiques en filigrane, est particulièrement réussie ; le morceau de Louis-Michel Tougas (Montréal), écrite avec en tête certains tableaux du peintre français Georges Braque s’étale avec douceur ; Kavid Do (né à Séoul, il grandit à Vancouver et étudie à Amsterdam) fait intervenir des GSM dans une partition à la tonalité inquiétante, de laquelle émane une menace sourde, et l’œuvre, surprenante, de Gijs van der Heijden (il habite Utrecht) accumule les descentes qui n’aboutissent nulle part, comme une séance d’étirements sans match.

And the winner is…

Le festival se conclut, sans formalisme excessif (c’est une de ses qualités) sur la remise du Gaudeamus Award 2023 (la sculpture The Inner Voice Amplifier, dessiné par Nuni Weisz et la commande d’une nouvelle pièce pour l’édition 2024) à Zara Ali, choisie parmi les cinq nominés (Artun Çekem, Aya Yoshida, Uri Kochavi et Saad Haddad sont les quatre autres) -eux-mêmes sélectionnés parmi 229 candidatures- par le jury (Chaya Czernowin, Agata Zubel et Jan van de Putte) pour son potentiel à défricher des voies nouvelles et ardues.

Utrecht, Tivoli Vredenburg (et ailleurs), du 6 au 10 septembre 2023

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Oerknal © Anisa Xhomaqi / Maat saxophone quartet © Maat saxophone quartet / Zara Ali © Félice Hofhuizen

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