Ludovic Morlot, inspirations Pierre Boulez 

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Ludovic Morlot sera au pupitre de l’Orchestre de Paris pour un concert dans le cadre de la Biennale Pierre Boulez et diffusé en streaming sur le net. Le chef d’orchestre dirigera un programme Debussy, Ravel et Boulez avec en tête d’affiche l’iconique Soleil des Eaux sur des poèmes de René Char. Alors que Pierre Boulez nous a quittés il y a cinq ans, Ludovic Morlot revient sur cette personnalité incontournable dont les idées et les inspirations restent des sources de réflexions et des catalyseurs de créativité . 

Pierre Boulez était une personnalité protéiforme : compositeur, chef d’orchestre, professeur, vulgarisateur, organisateur, penseur…. Que retenez-vous de lui ? 

C’est difficile de résumer tout ce qu’il nous laisse. Tout d’abord, je regrette de ne pas l’avoir connu comme je l’aurais aimé. Je l’ai croisé en backstage, mais je n’ai jamais eu de longues conversations avec lui. J'aurais souhaité le connaître plus tôt dans ma vie et avoir une relation d’élève/professeur avec lui. Ce que je retiens de lui, c’est son immense connaissance, sa culture sans frontières et la force de sa pensée. Il est une personnalité merveilleuse qui réalise l’union entre les grands compositeurs comme Stravinsky, Messiaen, Schönberg, Berg, Webern et ma génération. Tous ces compositeurs ont formé mon intérêt pour la musique orchestrale. 

Je ne suis pas amoureux de tout ce qu’il a composé. Ses partitions tardives comme Sur Incises ou Dérive 2 me séduisent particulièrement, mais je me suis replongé avec plaisir dans ses partitions de jeunesse comme le Visage Nuptial ou le Soleil des Eaux. Comme beaucoup de musiques composées dans les années 1950/1960, ces partitions sonnent de manière plus simple qu’elles sont écrites ! Plus j’étudie ces œuvres, plus j’y trouve des couleurs romantiques. Certes, Pierre Boulez détestait tout retour en arrière et on connaît son jugement sévère sur l’évolution néo-classique d’un Stravinski par exemple, mais derrière la complexité évidente de ces partitions, il y a pourtant un aspect romantique. 

Pour conclure, Pierre Boulez est une source d’inspiration pour sa curiosité et sa soif de connaissance. 

Comme ses camarades Stockhausen ou Berio, Boulez incarne la modernité avec un grand “M”, une volonté de faire table rase et de commencer un nouveau chapitre de l’Histoire de la musique. Cette modernité est-elle pour vous essentielle ?  

Ce qui est intéressant avec Boulez, Stockhausen et leurs condisciples, c’est qu’ils sont nés dans les années 1920 mais tirent un trait complet sur l’héritage de cette période. Leurs carrières de compositeurs commencent après la Seconde Guerre mondiale : une page blanche avec une nouvelle fraîcheur et donc ils incarnent une parfaite modernité. Certes Boulez était un ambassadeur exceptionnel des modernités du début du XXe siècle, mais ses partitions comme les Notations ou le Sonate n°3 sont marquées par un complet renouveau. Je suis d’avis que chaque époque a besoin d’artistes qui procèdent dans un état d’esprit de modernité, parfois plus pour créer un appétit que pour le produit final. Pensons à Stravinsky, il a essayé d’écrire de la musique sérielle, pas tant pour le produit en tant que tel que pour l’ouverture d'esprit que cela générait ! 

Au programme de votre concert avec l’Orchestre de Paris, il y a Debussy (La Mer) et Ravel (Concerto pour la main gauche). Est-ce qu’il y a des résonances entre ces deux grands compositeurs français et Pierre Boulez ? 

D’abord, ce sont des compositeurs que l’on associe naturellement au Boulez chef d’orchestre ! Ensuite, au niveau de la composition, il me semble que Debussy, peut être plus que Ravel, a été une inspiration par la richesse de l'orchestration et l’exploration des timbres. Mais la clarté aux niveaux rythmique et organisationnel renvoie à Ravel. Cependant Boulez n’est pas, à l’inverse de Dutilleux, la continuité directe de Debussy et Ravel. On retrouve chez Boulez l’attraction de la seconde École de Vienne, poussée jusqu’au sérialisme complet. Si la richesse de l’orchestration m’apparaît liée à Debussy, son vocabulaire est plus proche de l'École de Vienne. 

Vous allez diriger le Soleil des Eaux, une pièce iconique et un monument de la modernité. Cette partition exigeante est-elle un défi pour le chef d’orchestre ? 

C’est évidemment un challenge, d’autant plus que le programme a changé du fait de la situation et le temps pour apprendre une telle partition est plutôt court. Le Soleil des Eaux est une partition plutôt courte, mais pour entrer dans cette musique, il est important de prendre le temps d’explorer la poésie de René Char pour en cerner le rythme et les caractéristiques comme la décomposition en strophes ou l’anaphore dans le poème La Sorgue. J’ai donc commencé le travail en me plongeant dans la poésie de René Char. 

Il est fascinant pour moi d’explorer la complexité et la beauté de l’orchestration. Le Soleil des Eaux est une œuvre pour l’harmonie. Le rôle des cordes est intéressant, mais il soutient une mélodie qui voyage dans la petite harmonie, les percussions et les harpes. Je ne trouve pas que ce soit techniquement plus difficile que d’autres musiques, mais pour apprendre 3 mesures, il faut une demi-journée. 

Il y a également une seconde pièce de Boulez au programme : la fanfare Initiale

En effet ! C’est une partition assez atypique composée pour sept cuivres. Plus tardive, car la version originale date de 1987. Je ne connaissais pas cette partition qui est très différente de ce que l’on peut imaginer de Boulez. Elle m’évoque la musique de Dutilleux avec une polarisation sur la note “fa”, telle une spirale qui tourne au niveau spatial, 

De toutes les œuvres de Boulez, est-ce qu’il y en a l’une ou l’autre que vous rêvez de diriger ? 

Il y a beaucoup de ses partitions que je n’ai pas encore dirigées. Au programme du concert, il devait y avoir le Visage nuptial (qui a été déprogrammé du fait de l'effectif vocal et instrumental requis) que j’allais diriger pour la première fois. J’ai eu la chance de diriger récemment Sur Incises et j'aimerais diriger Dérive II que je n’ai pas encore eu l’opportunité d’aborder au concert. Mais j'aimerais tout explorer. Et aussi me replonger dans le Marteau sans Maître. Je l’ai déjà dirigé mais je souhaiterais m’y remettre maintenant que j’ai plus d’expérience. 

Comment voyez-vous l’institution orchestrale au sortir de la crise de la Covid. Comment peut-elle évoluer ? 

J'aimerais avoir des réponses à ces questions immenses. Je suis persuadé qu’il faut s’inspirer de cette crise pour trouver des solutions. L'orchestre, comme institution, n’a pas foncièrement changé depuis la fin du XIXe siècle. Sur ces questions, Pierre Boulez était une source d’inspiration car il avait déjà senti qu’il était nécessaire d’évoluer. Je pense qu’il faut reprendre son idée d’un pôle de musiciens, une communauté d’artistes avec des intérêts et des passions différentes. En fonction des projets et des répertoires, les musiciens se réunissent pour répondre par des concerts aux enjeux politiques ou sociétaux. Il faudrait travailler davantage dans l’instant et abandonner les saisons fixées trois ans à l’avance. Certes, il faudrait une coordination administrative mais qui puisse diffuser, au niveau de la cité, des projets plus flexibles et plus improvisés. C’est ce que Boulez avait en tête avec l’Ensemble Intercontemporain et la Cité de la Musique. On retrouve aussi ce discours chez Ivan Fischer : organiser les choses différemment. Nous devons être plus versatiles car nous sommes devenus trop spécialisés. Il faut retourner aux sources de la raison pour laquelle nous sommes devenus musiciens : communiquer des émotions, défendre des idées, se sentir utile et essentiels, comme on le dit désormais si souvent ! 

Est-ce qu’il ne faut pas œuvrer à alléger les frontières entre les genres ? 

Bien sûr ! La créativité doit permettre des rencontres avec des artistes de différents genres. Je ne suis pas fanatique du terme de « crossover » comme concept trop souvent gratuit et creux, mais là encore regardons Boulez et sa collaboration avec Zappa ! C’est encore un modèle et une source d’inspiration. J’ai collaboré avec des artistes issus du rock ou du hip-hop, non pas dans le sens de créer un projet “crossover” avec un orchestre juste pour décorer ! Mon idée était de faire un projet ensemble et de repousser les frontières. Le processus est aussi important que le résultat et il est indispensable de privilégier ces espaces de créativité entre artistes de différents genres. 

Rendez-vous le mercredi  20 janvier à 20h30 pour suivre le concert en direct sur Internet depuis le site de la Philharmonie de Paris.

Le site de Ludovic Morlot : https://ludovicmorlot.com

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Lisa Marie Mazzucco

 

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