Dossier Haydn : les messes et les oratorios
Fin de notre dossier Haydn avec un gros plan sur les messes et les oratorios. Un article rédigé par Jean-Marie Marchal.
Du petit maître de chapelle au prophète universel
En comparaison avec la contribution marquante qu’il a apportée au quatuor, à la symphonie ou à l’opéra, entre autres, Joseph Haydn n’a pas laissé une empreinte aussi puissante dans le domaine de la musique sacrée. Son apport y apparaît moins conséquent. Il se résume en effet pour l’essentiel à quatorze messes, quatre œuvres apparentées au genre de l’oratorio et un Stabat Mater. Autre particularité: si l’œuvre sacré de Haydn a été composé sur une large période qui s’étend sur toute sa carrière ou presque, le compositeur ne s’y est en fait véritablement consacré qu’à certains moments, de manière irrégulière. Ainsi par exemple, les quatorze messes se présentent en deux groupes très différents : le premier a été conçu dans un laps de temps important (de 1750 environ à 1782) et présente une grande diversité de formes et de styles, tandis que le second a vu le jour en quelques années (entre 1796 et 1802) en une sorte de grand geste créateur d’une remarquable homogénéité formelle et esthétique. De même, son oratorio italien Il Ritorno di Tobia (1775) apparaît bien isolé dans sa production, très éloigné des trois autres opus que Haydn écrit à la fin du siècle en langue allemande: la version vocale des Sept Paroles du Christ en Croix, La Création et Les Saisons.
La carrière de musicien d’église semble toute tracée pour le jeune Haydn au sortir de sa formation musicale, dans une ville de Vienne qui possède alors une très riche tradition de musique sacrée catholique de type concertant. Pourtant, contre toute attente, c’est dans le domaine de la musique instrumentale qu’il s’impose rapidement comme un compositeur inspiré et innovant. Une fois au service des Princes Esterházy, il ne développe pas davantage une carrière de compositeur de musique d’église, même lorsqu’il s’en voit officiellement chargé au sein de la Cour (soit à partir de 1766). C’est que le Prince Nicolaus est bien plus intéressé par la musique instrumentale et par l’opéra. Haydn s’adapte donc volontiers aux goûts de son employeur. Avant 1766, il s’est toutefois déjà essayé deux fois à la composition d’une messe. Les deux opus datent des années 1748/49 et sont donc clairement des œuvres de jeunesse. La première, retrouvée seulement en 1957 par le musicologue Robbins Landon, porte le nom de Missa Rorate coeli desuper en sol majeur (Hob. XXII. 3). De dimension étonnamment modeste (à peine huit minutes en tout !), elle constitue essentiellement une promesse d’avenir, en même temps qu’un témoignage éloquent de la technique utilisée à l’époque dans les Missae brevis pour raccourcir la durée du Gloria et du Credo : on n’hésite pas pour l’occasion à superposer le texte aux différentes voix afin de le condenser au maximum… La Missa brevis a due soprani en fa majeur (Hob. XXII. 1), composée selon certains témoignages de l’époque alors qu’il était encore enfant de chœur à Saint-Etienne, est un peu plus longue. Malgré quelques maladresses d’écriture, elle se révèle assez séduisante notamment du fait d’une disposition vocale intéressante qui voit fréquemment dialoguer et se répondre le chœur et deux voix de soprano solo mises en perspective comme des voix célestes légères et chaleureuses.
La période qui s’ouvre ensuite, celle du "Sturm und Drang", est essentielle dans le parcours de Haydn, qui synthétise et unifie son style pour affirmer sa maîtrise dans tous les genres qu’il pratique alors, vocaux et instrumentaux. Entre 1766 et 1772, Haydn compose plusieurs messes: la Missa Cellensis "in honorem Beatissimae Virginis Mariae" en ut majeur ou Missa Sanctae Caeciliae (Hob. XXII. 5), la Missa sunt bona mixta malis en ré mineur (Hob. XXII. 2), la Grosse Orgelmesse en mi bémol majeur (Hob. XXII. 4) et la Missa Sancti Nicolai en sol majeur (Hob. XXII. 6). La première est la messe la plus longue jamais écrite par Haydn, qui s’inscrit ici dans la tradition des imposantes messes viennoises de Fux et Reutter. Il s’agit d’une œuvre éminemment festive, rehaussée de l’éclat des trompettes et timbales, qui a peut-être été interprétée pour un office de Ste-Cécile à Vienne. Ses Kyrie et Gloria en plusieurs sections, avec fugue conclusive, sont typiques des grandes messes solennelles à l’italienne, et les proportions généreuses de l’ensemble témoignent de l’ambition d’un compositeur visiblement maître de sa plume, qui se plaît à longuement développer chaque section, qu’elle soit soliste ou chorale. Composée en 1768, la Missa sunt bona mixta malis est on ne plus différente puisque Haydn s’y est frotté pour une raison inconnue au stylus a cappella le plus sobre. Seuls le Kyrie et le début du Gloria de cette œuvre atypique ont été retrouvés… en 1983, dans une ferme en Irlande du Nord ! Avec la Missa "in honorem Beatissimae Virginis Mariae" composée en 1768-69 et la Missa Sancti Nicolai de 1772, Haydn retrouve une disposition plus traditionnelle, ce qui ne l’empêche pas de faire preuve d’imagination pour donner à chaque œuvre une couleur, une structure, un découpage bien particuliers. Ainsi utilise-t-il dans la première de ces deux messes la tonalité inhabituelle de mi bémol majeur, tout en confiant à l’orgue un rôle concertant qui justifie son sous-titre de "grande messe avec orgue" alors que, dans la seconde, il opte pour une distribution orchestrale allégée et adopte un ton joyeux, vigoureux et chaleureux qui convient parfaitement au climat particulier de la fête de St-Nicolas.
Quelques années se passent avant que Haydn s’intéresse à nouveau à la composition d’une messe. C’est probablement en 1777 qu’il écrit sa Missa brevis "Sancti Joannis de Deo" en si bémol majeur (Hob. XXII. 7), une œuvre de dimension et de distribution modestes (1 soprano solo, chœur, 2 parties de violon et basse) dont la partie soliste de l’orgue du Benedictus (tenue par Haydn lui-même à Eisenstadt) explique le sous-titre de "petite messe avec orgue". La Missa Cellensis (ou Mariazeller Messe) en ut majeur (Hob. XXII. 8) suivra en 1782, commande d’un certain Anton Liebe von Kreutzner pour célébrer son anoblissement. Festive et généreuse, elle clôt avec panache cette première série de messes, composées sur une période d’une trentaine d’années selon des dispositifs vocaux et instrumentaux, des dimensions et des structures différentes. En même temps, elle annonce les grandes messes à venir, notamment par son caractère nettement symphonique.
Les quatorze années suivantes, Joseph Haydn s’abstient d’écrire de la musique sacrée et livre le meilleur de son art essentiellement dans le domaine de la musique instrumentale. L’évolution de sa carrière, les commandes qu’il reçoit, mais aussi les réformes de Joseph II qui ont affaibli les grandes institutions religieuses sont autant d’explications à ce phénomène.
Les choses changent lorsque Haydn revient de son second voyage à Londres. Le compositeur reprend son travail de Maître de Chapelle au service des Esterházy. Malheureusement, la vie musicale de la Cour a sérieusement décliné depuis le début des années 1790 du fait du relatif manque d’intérêt du Prince Nicolaus II pour la musique. La compagnie d’opéra à résidence a été dissoute, le palais d’été à Esterháza n’est plus occupé et il n’y a plus d’orchestre permanent. Si Haydn conserve son titre de Maître de Chapelle, c’est donc par loyauté de la famille princière envers un vieux serviteur, mais aussi parce que les Esterházy désirent bénéficier des retombées de l’aura acquise par un compositeur devenu fameux dans l’Europe entière. En matière d’art, Nicolaus II est essentiellement intéressé par la peinture… et par la musique religieuse. C’est donc à lui, et probablement plus encore à son épouse la Princesse Marie Hermenegild, que l’on doit cette reconversion du vieux maître au profit d’imposantes œuvres vocales. Ainsi s’ouvre une période de quelques années incroyablement fécondes : celle des grandes messes de caractère symphonique et des oratorios.
Entre 1796 et 1802, Haydn écrit six grandes messes, toutes destinées à la célébration de la fête de la Princesse. Ce sont, dans l’ordre, la Heiligmesse (Hob. XXII. 10), la Paukenmesse (Hob. XXII. 9), la Nelsonmesse (Hob. XXII. 11), la Theresienmesse (Hob. XXII. 12), la Schöpfungsmesse (Hob. XXII. 13) et enfin la Harmoniemesse (Hob. XXII. 14) qui, toutes, comptent parmi les œuvres les plus belles et les plus grandioses de toute sa production. Impossible de détailler en quelques mots à quel point chacune d’entre elles possède son caractère propre, Haydn s’y faisant fort de varier chaque fois le vêtement dont il pare un texte immuable avec une inspiration qui nous confond d’admiration. Le compositeur y fait preuve d’une vitalité étonnante, d’une créativité mélodique inépuisable et d’une rare capacité à magnifier les ressorts sensibles et dramatiques du texte. L’équilibre le plus subtil entre orchestre et voix y est préservé, solistes et chœur ne cessant de se mêler ou de s’opposer au service d’une musique puissamment expressive et colorée, tour à tour fraîche et limpide, pleine de charme et de grâce, admirable de ferveur ou parcourue d’accents tragiques.
Maître de l’orchestration, Haydn donne aussi à ces œuvres un caractère ouvertement symphonique qui ne manquera pas d’influencer considérablement les générations suivantes de compositeurs, de Beethoven à Bruckner. Les perles abondent. Citons en vrac le largo introductif du Kyrie et le premier Agnus Dei de la Paukenmesse (ou Missa in tempore belli), denses et expressifs, comme frissonnants à l’approche de la bataille, le délicieux solo de violoncelle du Qui tollis peccata mundi de la même œuvre, le Kyrie de la Harmoniemesse et le Crucifixus de la Theresienmesse, qui comptent parmi les pages les plus émouvantes de Haydn. Ce dernier s’est d’ailleurs fort légitimement félicité du résultat de son travail, déclarant en 1799 "je suis plutôt fier de mes messes"…
C’est pourtant avec d’autres œuvres datant de ses dernières années, deux oratorios en l’occurrence, qu’il atteint le sommet de sa gloire. La Création et Les Saisons sont en effet empreintes d’une fraîcheur d’inspiration quasi juvénile ne laissant en rien soupçonner l’âge de leur concepteur.
Dès 1774-1775, Haydn avait écrit un oratorio italien traditionnel, Il Ritorno di Tobia, et, peu avant la Création, il avait arrangé en oratorio les sonates instrumentales des Sept dernières Paroles du Christ en Croix. Les deux oratorios qui suivent sont très différents. Ce sont les voyages du compositeur à Londres qui en constituent l’origine. Dans la capitale anglaise, Haydn a en effet pu écouter plusieurs oratorios de Haendel dont Le Messie et Israël en Egypte. Tant les œuvres en elles-mêmes que le cadre de leur interprétation et leur succès inaltérable auprès du public l’impressionnent considérablement. Aussi, lorsque son ami Solomon lui suggère d’écrire à son tour un oratorio se voit-il déjà en digne successeur de Haendel, recueillant en héritage l’audience d’un peuple entier, lui qui jusque-là n’avait quasiment jamais eu l’occasion de créer ses œuvres en-dehors d’un cercle restreint d’aristocrates. De Londres, donc, Haydn rapporte un livret, inspiré à la fois de la Bible et du Paradis perdu de Milton, qui à l’origine avait précisément été conçu pour Haendel. C’est le Baron Gottfried van Swieten qui signe l’adaptation en allemand de La Création, à destination du compositeur, lequel visiblement se prend à penser à sa postérité, si l’on croit cette citation qu’on lui attribue: "J’y mets le temps parce que je veux qu’il dure !"
Trois années en effet lui sont nécessaires (1795-1798) pour achever le travail, mais le résultat est somptueux. Bien que La Création, et plus tard Les Saisons, se placent dans l’héritage des oratorios haendéliens, ils sont incontestablement d’une grande nouveauté car Haydn s’y forge selon sa propre conception un type d’oratorio qui correspond essentiellement à sa nature plus intime. Si Haendel visait le dramatique et le monumental, son successeur se distingue tout particulièrement par le naturel et la fraîcheur de son style, qui se mettent au service d’une véritable vision poétique étroitement dépendante du sentiment de la nature. Haydn déploie ici une étonnante palette de couleurs en faisant appel à toutes les ressources de l’orchestre en une suite de tableaux pittoresques, merveilleusement descriptifs. Il atteint ici le sommet de son art dans le domaine vocal, grâce aux vertus d’un style chaleureux et chantant dont les séductions sont immédiatement perceptibles par l’ensemble de ses auditeurs.
Une musique universelle, donc, en guise d’ultime aboutissement pour le vieux maître. Quelle consécration ! La Création conserve un caractère religieux. Le théologique et le réel, l’épique et le lyrique y sont donc unis intimement dans le texte comme dans la musique, tous tendus vers un final somptueux en forme de louange fervente au Tout-Puissant, créateur de l’Univers. Les Saisons, de leur côté, offrent une peinture foncièrement humaine et quotidienne : le déroulement de l’année y est présenté en une suite de tableaux agrestes allant du printemps à l’hiver, mis en scène avec une saine joie communicative et une musique aux accents volontiers populaires qui agit en parfaite osmose avec le sujet.
C’est ainsi que Haydn, au moment de déposer définitivement la plume, livre d’authentiques chefs-d’œuvre qui lui font définitivement accéder à une notoriété universelle. Il suffit de juger de leur influence sur les compositeurs des générations suivantes et de se rappeler de leur succès jamais démenti depuis lors tant auprès des musiciens que des mélomanes pour s’apercevoir de l’importance cruciale qu’elles occupent encore aujourd’hui dans l’œuvre du maître autrichien.
Jean-Marie Marchal