Stéréotypes : les transcender ou non

par

La Gioconda d’Amilcare Ponchielli dirigée par Paolo Carignani et mise en scène par Olivier Py

Presque universellement et intemporellement, pour la grande masse de ceux qui l’aiment, l’opéra, quelles que soient ses multiples concrétisations (baroque, vériste, wagnérienne, contemporaine), se cristallise en une sorte de forme-stéréotype qui fonde leur passion. Une forme qui confronte ses interprètes à un défi : réussir (ou non) à transcender le stéréotype. A La Monnaie, La Gioconda d’Amilcare Ponchielli en est une remarquable démonstration.

Il convient d’abord que le livret, à la lecture préalable de son intrigue, apparaisse quasi incompréhensible ou plus que sollicité dans ses rebondissements. Ainsi celui-ci d’Arrigo Boito : la Gioconda, une chanteuse des rues aimant-pas aimée ou pas par celui qu’elle voudrait ; la Cieca, sa mère aveugle ; Enzo Grimaldo, un prince exilé ; Barnaba, un espion malfaisant ; Laura Adorno, une femme mariée aimée-n’aimant plus-aimant ; Alvise Badoero, un mari trompé, institutionnellement tout-puissant et jaloux à tuer ; et des figurants Venise-carte postale. Voilà de quoi multiplier les « grandes scènes » : incompréhensions, sentiments exacerbés, douleurs incommensurables, cris de trahison et de vengeance… dague et poison… et narcotique de substitution si besoin en est.

Au passage, il est intéressant de souligner qu’Arrigo Boito, le librettiste, nous livre avec le Barnaba de cette « Gioconda » de 1876, comme l’esquisse d’un personnage qui trouvera toute sa réalité démoniaque en 1887 (grâce à une « belle collaboration » avec un certain William Shakespeare) dans le Iago de l’Otello de Verdi. De même que ce dernier exprime toute sa noirceur dans son fameux Credo, Barnaba, à la fin de l’acte I, chante cyniquement sa toute-puissance maléfique d’espion.

Les situations (mélo)dramatiques sont évidemment génératrices de « grands airs », à la fois emportés et virtuoses, destinés ici à tous les registres de voix. Chacun des interprètes que nous avons entendus n’a pas raté la belle occasion. Hui He en Gioconda a parcouru en toute intensité et sans faille les affres vécues par son personnage. Peut-être aurait-elle pu les nuancer davantage. Mais son « Suicidio » l’impose. La Laura de Szilvia Vörös trouve sa place dans le duo qu’elles constituent et qui nous vaut de magnifiques affrontements. J’ai beaucoup aimé le diabolique Barnaba de Scott Hendricks et le mari vengeur-inquisiteur de l’Alvise Badoero de Jean Teitgen.

Mais, pour en revenir à notre point de départ, dans nos lieux communs, un opéra n’est vraiment un opéra que s’il est également une « fête » pour les yeux. Il s’agit que la mise à la scène réussisse à la fois à focaliser notre attention sur un essentiel imagé tout en nous laissant libre de nos connotations et de notre imagination.

Celle-ci est d’Olivier Py ! Aucune couleur locale dans sa vision, ni gondoles, ni palais, ni costumes d’apparat. Non, juste de l’eau sur le plateau (qui, saisie par les lumières de Bertrand Killy, suscite d’ailleurs de beaux effets de reflets). L’aqua alta, si typique des époques pluvieuses à Venise ? Non, celle d’égouts profonds et méphitiques qui semblent mener on ne sait à quel enfer : « Vous qui entrez ici, perdez toute espérance ». Tout est sombre, lieux et costumes, ou traversé de lumières maléfiques, rouges infernales, vertes mortelles.

Quelques premières séquences ne manquent pas de force expressive, notamment celle des « régates », devenue un affrontement entre deux lutteurs stimulés par un public passionné. Olivier Py y manifeste son art de diriger la masse des chœurs -superbes vocalement, de lui donner puissance expressive. Bienvenu aussi le surgissement du haut des cintres, dans des espaces fortement illuminés, de la terrible autorité incarnée par Alvise Badoero.

Mais comme il y a des stéréotypes constitutifs de l’opéra, il y en a de certaines mises en scène. Olivier Py, qui les avaient transcendés dans ses Dialogues des Carmélites, n’y échappe pas ici. Ainsi, la baignoire de l’ouverture (déjà vue dans Hamlet notamment), ainsi les nudités complaisantes (oui, bien sûr, on est dans un univers de stupre et de fornication, mais faut-il toujours en revenir aux mêmes images insistantes pour un spectateur qui serait dépourvu d’imagination). Le grand guignol : dans le fameux air triomphant de Barnaba, on se croirait presque aux belles heures du « boulevard du crime », avec un bébé-poupée empalé se vidant de son sang. Plus tard, on craint une chute malvenue pour Barnaba s’extirpant de l’œil d’un masque immense (grand frère d’autres petits masques plutôt compréhensibles dans un univers vénitien, même dévoyé). Le fait de doubler de « grandes déclarations » d’amour passionné par des couples de figurants batifolant en petite tenue pourrait se justifier (sous les grands mots, les instincts), mais il distrait de la beauté des airs qui les expriment. Pourquoi toutes ces tables qui deviennent estrades ? On est aussi aux limites du comique involontaire -quoique : je n’ai pu m’empêcher de qualifier de « femme à poêle » cette femme en mini-bikini noir qui, pour une scène d’amour, surgit une poêle à frire à la main, de laquelle dépasse la queue d’un merlan peut-être.

On l’aura compris, ce que je retiendrai de cette production, c’est sa part musicale, transcendant une œuvre-stéréotype, et cela grâce aussi au chef inspiré et inspirant (l’Orchestre Symphonique de La Monnaie) qu’est Paolo Carignani.

Stéphane Gilbart

Bruxelles, La Monnaie, le 3 février 2019

Crédits photographiques : Baus

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