Il Primo Omicidio d’Alessandro Scarlatti, l'utilité (ou pas) de mettre en scène un oratorio

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Parallèlement aux Troyens de Berlioz qui célèbrent l’année anniversaire du compositeur et les 30 ans de l’Opéra Bastille, l’Opéra Garnier présente actuellement (jusqu’au 23 février) Il Primo Omicidio (Le Premier Homicide), un oratorio méconnu d’Alessandro Scarlatti (1660-1725), dans une mise en scène de Romeo Castellucci très stylisée. Dans la fosse, René Jacobs fait (enfin !) ses débuts à l’Opéra de Paris en dirigeant le B’Rock Orchestra.

Le genre Oratorio est avant tout destiné à être exécuté dans un espace dédié, initialement un cadre intime d’oratoire. Même si, par la suite, l’oratorio profane pour des représentations en concert a été inventé, l’époque où vécut le compositeur ne connaissait pas encore cette adaptation, encore moins la grande salle du Palais Garnier. D’où une sensation bancale : l’espace et l’œuvre ne font pas bon ménage !

Le grand orchestre que convoque le chef, presque le double de ce qu’il faut normalement en termes d’effectif, n’aide pas pour l’intelligibilité de la partition pourtant parsemée de subtilités mettant en valeur à la fois les sonorités d’instrument et les timbres des voix. A. Scarlatti, un musicien itinérant qui occupa des postes dans plusieurs villes d’Italie (né à Palerme, il s’installa successivement à Rome, Naples, Florence, Venise, puis à nouveau à Rome), maîtrisait différents styles comme le montrent une centaine d’opéras, plus de 800 cantates de chambre, 30 oratorios et d’autres genres musicaux : clavier, symphonie ou encore musique de chambre. Sa musique recèle une beauté moderne, comme une modulation sur un même accord, entendue au cours de la deuxième partie de la soirée -on dirait presque schubertienne !

À deux ou trois reprises, un trombone double la voix, notamment le contre-ténor qui chante le rôle de Dieu depuis la loge royale coté jardin, ce qui lui confère une signification de puissance (à moins que ce ne soit une « orchestration » réalisée spécifiquement pour cette version…). La direction de René Jacobs a beau être précise, on a du mal à saisir son exacte intention vu le son dispersé dans le vaste espace sous le plafond de Chagall. Fondé en 2005, le B’Rock Orchestra est voué à des projets expérimentaux de « théâtre orchestral ». Cette production en fait-elle partie ?

Les voix, au nombre de six, sont très homogènes, pour ne pas dire trop. De cette homogénéité naît une certaine platitude qui ennuie. Le timbre rond de Brigitte Christensen en Eve se marie bien avec celui de Thomas Walker en Adam, reposant. Caïn et Abel sont chantés par deux mezzo-sopranos, Kristina Hammarström (son timbre sobre n’exprime pas pour autant son personnage diabolique) et Olivia Vermeulen (belle couleur claire) ce qui, malgré leur caractérisation, différencie peu les deux rôles. Pour Dieu, le contre-ténor Benno Schachtner montre de beaux aigus blancs, mais reste sage. Enfin, Robert Gleadow est un fascinant Lucifer, probablement le plus théâtral des six, dans son jeu vocal, même si ses graves ne sont pas une réussite.

La mise en scène de Romeo Castellucci joue avec le contraste entre les deux parties. Dans la première partie, des lumières et des formes floues évoluent derrière un rideau opaque qui distingue l’avant-scène et l’arrière-scène. Ces formes, souvent rectangulaires, font incontestablement penser à des tableaux de Rothko et à son esthétique épurée. Le monde des hommes se déroule sous le monde céleste voilé, difficile à concevoir par les yeux ordinaires. Les quatre personnages appartienant au monde des hommes évoluent donc devant le rideau, dans des mouvements lents et progressifs, semblables à ceux Bob Wilson, mais pourquoi cette lenteur ? Des accessoires comme le retable de l’Annonciation de Martini renversé (préfiguration du premier meurtre ?), une poche de sang (agneau sacrificiel) accroché à ce retable, des fumigènes (bûchers d’holocauste)… rappellent symboliquement les descriptions bibliques mais tous ces objets « banals », y compris les costumes (on dirait un uniforme d’école !) suscitent, comme l’interprétation musicale, un sentiment de « quelque chose qui ne colle pas ». Dans la deuxième partie, on se trouve devant un champ parsemé de cailloux, sous un ciel étoilé. Après l’homicide, les personnages sont joués (ou plutôt mimés, jusqu’au « play-back » du chant, assez bien réalisé d’ailleurs) par les enfants sur scène, avec les mêmes costumes et coiffures ; les chanteurs continuent alors à interpréter la partition depuis la fosse. L’intention de montrer l’innocence qui rachète le crime est bien sûr compréhensible, mais au plan théâtral, nous sommes peu convaincus… Après le spectacle de la première, le 24 janvier, on se demande une fois de plus, pourquoi il fallait mettre cette musique en scène alors qu’une interprétation dans une église assez intime suffirait pour en apprécier sa beauté…

Victoria Okada

Crédits photographiques : Bernd Uhlig

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