Un bouleversement sensoriel : Tristan und Isolde de Richard Wagner

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A l’opéra, l’essentiel, évidemment, c’est ce que l’on entend : un livret mis en musique et chanté. Il arrive, malheureusement, qu’une incarnation scénique–scénographique, encombrante, prétentieuse, en contresens, vienne en compromettre la réception. Mais heureusement, des metteurs en scène offrent à l’œuvre qu’on leur a confiée le meilleur des environnements, celui qui garantira au chant les meilleures possibilités d’expression et d’épanouissement. C’est le cas à La Monnaie ces jours-ci pour le Tristan und Isolde conçu par Ralf Pleger et Alexander Polzin.

Et pourtant, l’on pourrait être perplexe quand le rideau se lève pour chacun des trois actes : au premier acte, un immense miroir se dresse au fond du plateau, de tout aussi immenses « stalactites » pendent au plafond. L’un après l’autre, ils se développent lentement mais sûrement et finissent par toucher le sol. Au second acte, une installation monumentale surgit, sorte d’immense (oui encore) souche d’arbre, mais dont on a vite l’impression qu’elle est plutôt comme un entrelacs de corps pétrifiés. Au troisième acte, c’est une immense (oui toujours) cloison percée de trous tantôt éclairés tantôt traversés par des tubes, qui s’avance inexorablement.

Rien donc de réaliste-naturaliste dans cette approche : pas de bateau en mer amenant Isolde au roi Marke, pas de jardin du rendez-vous des amants, pas de château sur la falaise où les héros vont nécessairement mourir.

Non, des sollicitations visuelles admirablement réalisées, si magnifiquement éclairées, qu’il vaut mieux sans doute ne pas dévaloriser en les « traduisant » à l’excès. Elles disent deux êtres en quête d’eux-mêmes dans le labyrinthe des destinées personnelles et des fatalités ; deux êtres qui ne peuvent s’unir enfin que dans la nuit – la réelle et celle de la mort -, une nuit qui est alors paradoxalement blanche et lumineuse et irradiante ; deux êtres anéantis dans un monde qui ne peut admettre ni réaliser la fusion à laquelle ils aspirent, à moins qu’un au-delà ne l’accomplisse.

Le chant, que rien ne contraint ni n’affecte, peut s’élever. Nous, les spectateurs, lui sommes alors absolument réceptifs. L’opéra est d’abord et essentiellement bouleversement sensoriel ! Comme ils nous émeuvent, les sentiments contrastés d’Iseut et de Tristan, leur bonheur, leur douleur incommensurables, comme elle est noble l’ultime intervention du roi Marke, quels dévouements que ceux des fidèles Brangane et Kurwenal. Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons réagir-réfléchir à ce que nous avons ressenti. Et l’on dissertera alors sur « l’amour dans la mort », sur « la nuit plus forte que le jour », sur la réalité du philtre funeste qui a uni à jamais les deux amants.

Ce chant, ces notes, Alain Altinoglu a lui aussi, une fois de plus, permis leur expansion dans sa direction inspirée : rien de gratuit chez lui, il est au service de l’œuvre, mais avec une intelligence sensible telle qu’il la magnifie. Et l’orchestre de répondre exactement à ses sollicitations. Soulignons la qualité expressive des interventions solistes en son sein.

Quant aux voix, elles ne m’ont peut-être pas autant exalté, même si j’ai été très sensible aux « présences » de la Brangane d’Eve-Maud Hubeaux et du Kurwenal de Andrew Foster-Williams. Même si en Tristan, Christopher Ventris a été plus que convaincant dans ses interventions. Quant à Kelly God, elle nous a valu un superbe Todeslied conclusif. Quelle dignité aussi dans le chant de Franz-Josef Selig en roi Marke.

Stéphane Gilbart

Bruxelles, La Monnaie, le 4 mai 2019

Crédits photographiques : Van Rompay Segers

 

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