À Genève, une surprenante Médée selon Charpentier

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Une Kommandantur établie dans un somptueux hôtel parisien dont les baies vitrées laissent entrevoir le détachement des gardiennes en uniforme, tel est le cadre scénique imaginé par la décoratrice et costumière Bunny Christie pour la Médée de Marc-Antoine Charpentier dans la production que David McVicar avait conçue pour l’English National Opera en février 2013. Une fois passé l’état de choc qui vous fait admettre qu’un ouvrage créé à l’Académie Royale de Musique le 6 décembre 1693 en présence du Roy est transposé à Paris à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale, il faut relever la cohérence du propos. Alors qu’une horde de mondains en jaquette et plastron blanc s’engouffre dans le living room, deux ou trois femmes-officiers en tailleur brun procèdent à la conscription des filles de joie. Médée, vêtue d’une simple robe noire, entrouvre une malle contenant la robe nuptiale pailletée destinée à Créuse, tout en laissant ses deux bambins aux bons soins de la suivante Nérine. Paraît Jason en uniforme d’officier de marine, qui s’en prend par jalousie à Oronte, roi d’Argos, débouchant avec son état-major d’aviateurs, afin de précéder l’entrée de Créon, le monarque de Corinthe, incarné par Willard White, qui le rapproche curieusement d’Hailé Sélassié, empereur d’Ethiopie. Au deuxième acte, la pantomime colorée offerte en gage d’amour à sa fille par un Oronte, sûr de son triomphe, voit l’irruption d’un petit avion de combat que commande l’Amour vainqueur en déclenchant les déhanchements grotesques d’une phalange de danseurs exécutant la chorégraphie souvent ridicule de Lynne Page (reprise ici par Gemma Payne) ; au tableau suivant, le parquet laqué s’éventrera pour faire surgir démons et sorcières, larves visqueuses échappées du chaudron de Macbeth. A l’issue des horreurs en cascade qui voient Créon assassiner Oronte et Créuse se consumer comme torche vivante dans ses atours nuptiaux, Médée apparaîtra, entre deux pans de mur, à Jason qui l’a trahie, en proclamant le meurtre de leurs enfants, tandis que Corinthe s’embrase…

Même si a été écarté le Prologue avec l’intervention des dieux, un tel ouvrage de plus de trois heures paraît bien long au spectateur d’aujourd’hui qui se passerait volontiers de la première partie, tant l’intérêt dramatique est concentré dans les trois derniers actes. Mais cela ne diminue en rien l’admiration que l’on porte au travail du maître d’œuvre en matière de musique, Leonardo Garcia Alarcon, qui s’ingénie à vivifier la partition en insufflant une énergie roborative à sa magnifique Cappella Mediterranea, en effectif large, et au Chœur du Grand-Théâtre de Genève, minutieusement préparé par Alan Woodbridge.

Sur scène, Anna Caterina Antonacci se consume littéralement dans le rôle-titre en masquant la faiblesse du bas medium et du grave par une expression tragique qui profite d’une diction parfaite et d’une musicalité valorisant la moindre nuance. Et sa grande scène du III, Quel prix de mon amour, quel fruit de mes forfaits !, rappelle sa Médée de Cherubini, inégalée, au Regio de Turin en octobre 2008 ! Face à elle, Cyril Auvity peine à trouver ses marques, tant son Jason semble engoncé dans une émission anguleuse qui se libère partiellement dans l’air Que je serais heureux, si j’étais moins aimé ! puis dans les séquences intimistes où il peut filer ses aigus. Son rival, Oronte, est campé par le jeune baryton Charles Rice, débordant d’énergie comme l’indestructible Willard White, prêtant une indéniable autorité au roi Créon. Sa fille Créuse est incarnée par Keri Fuge, blonde pimpante aussi rayonnante que son chant est intelligent et nuancé. Le baryton Alban Legos joue avec conviction Arcas, le confident de Jason, tandis qu’Alexandra Dobos-Rodriguez a la retenue sobre de Nérine, la suivante de Médée. Et Magali Léger est un Amour pétillant, sachant conférer aussi pondération à la servante Cléone et à une captive, alors que Jérémie Schütz, Mi-Young Kim et José Pazos se chargent des utilités. Donc dans l’ensemble, une convaincante découverte !

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, le 3 mai 2019

Crédits photographiques : Gtg Magali Dougados

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