L’un des points forts du Festival International de Colmar est sans aucun doute le partage de l’affiche entre jeunes artistes tout juste sortis du conservatoire et grands solistes internationaux installés depuis de nombreuses années. 48 ans séparent la naissance de Tom Carré, premier soliste de la journée, et celle de Grigory Sokolov, en clôture de soirée.
La journée a donc débuté par un récital du jeune pianiste français Tom Carré. Nous avons pu entendre les Quatre Klavierstücke Op.119 de Brahms, les Danses de Marosszék de Zoltán Kodály, trois préludes de Rachmaninov (No. 4-5-6 de l’opus 23) ainsi que la Sonate No.4 en ut mineur Op.29 de Prokofiev. Tom Carré brille par la lisibilité de son jeu. Que ce soit dans les traits les plus virtuoses ou les passages polyphoniques, chaque note est très justement prononcée, nous permettant ainsi de profiter pleinement de ces magnifiques pièces. Impassible, le français nous a offert en bis une interprétation tout en introspection de La vallée des cloches de Ravel. Par cette lecture très personnelle de cette pièce, Tom Carré prouve qu’il est d’ores et déjà un musicien mature, capable de faire transparaître son univers dans son jeu.
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : les dix-huit chorals « de Leipzig » BWV 651-668. Variations canoniques sur le choral Vom Himmel hoch BWV 769. Martin Gester, orgue Thomas de l’église Saint-Loup de Namur. Présentation en français sur le rabat intérieur du digipack. 2024. Deux CD 60’30’’ + 48’44’’. Paraty 2025005
Masaaki Suzuki plays bach Organ Works, vol. 7. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : sept chorals « de Leipzig » BWV 662-668a. Chorals « Schübler » BWV 645-650. Masaaki Suzuki, orgue Schnitger de la Martinikerk de Groningen. Livret en anglais, allemand, français. 2023. 54’23’’. SACD BIS-2741
Pour sa troisième année à la direction artistique du Festival International de Colmar, Alain Altinoglu continue d’attirer les plus grands artistes et les ensembles les plus prestigieux. Lors de cette édition 2025 nous pouvons notamment citer Gautier Capuçon, Bertrand Chamayou et Yuja Wang, ou encore le Mahler Chamber Orchestra et les Belgian Brass. Comme on ne change pas une formule à succès, deux à trois concerts sont proposés chaque jour, faisant la part belle aux jeunes artistes, aux ensembles de musique de chambre installés et aux plus grandes stars internationales.
Ce 9 juillet, nous avons pu assister à deux magnifiques concerts. Le premier, à 18h, fut assuré par Anastasya Terenkova au piano et Georgi Anichenko au violoncelle. Ils nous ont proposé un programme retraçant l’évolution de l’écriture pour leur formation. Nous avons ainsi pu entendre la Sonate pour violoncelle et piano de Claude Debussy, la Fantasiestücke Op.73 de Robert Schumann, les Sept Variations sur le thème “Bei Männern, welche Liebe fühlen” de La flûte enchantée, en mi bémol majeur, WoO 46 de Beethoven ainsi que la Sonate pour violoncelle et piano en la mineur, Op.36 d’Edvard Grieg. Georgi Anichenko a livré une prestation exceptionnelle, usant de toutes les ressources de son instrument pour donner vie à ces magnifiques pièces. La finesse déployée dans son Beethoven, le déchirement ressenti dans son interprétation du premier mouvement de Grieg et l’énergie palpable tout au long du concert furent un véritable régal. Anastasya Terenkova a quant à elle livré une prestation légèrement plus contrastée. Nous avons parfois manqué de matière, notamment dans le Debussy, où elle a plus pris un rôle d’accompagnatrice que de chambriste. Malgré tout, la douceur de son jeu et sa palette de nuances piano furent le terreau de moments tout simplement magiques. En bis, nous avons pu entendre le mouvement lent d’une sonate de Jean-Sébastien Bach.
George Frideric Handel (1685-1759) : Dixit Dominus HWV 232. Giovanni Paolo Colonna (1637-1695) : Messa concertata a 5 voci. Elizaveta Sveshnikova et Mariana Flores, sopranos ; Paul-Antoine Bénos-Djian, contreténor ; Valerio Contaldo, ténor ; André Morsch, basse ; Cappella Mediterranea ; Chœur de chambre de Namur, direction Leonardo García Alarcón. 2024. Notice en anglais et en français. 68’ 31’’. Ricercar RIC 470.
Beau, oui, tout simplement beau, dans ce que l’on entend et dans ce que l’on voit. Quel bel écrin, quel dispositif scénique adéquat ont imaginé Jetske Mijnssen, la metteure en scène, et Julia Katharina Berndt, la scénographe. Les grands espaces d’un somptueux hôtel particulier du XVIIIe siècle, lambris, bougies, fauteuils et bergères, service en porcelaine et personnel aussi efficace que discret. Un plateau tournant pour faciliter le jeu des entrées et sorties, des apparitions-disparitions. Les costumes d’Hannah Clark sont joliment d’époque.
Une histoire compliquée : Jupiter fait encore des siennes ! Sa proie, cette fois, la belle Calisto, si éprise de Diane. Le roi des dieux, conseillé par son âme damnée de Mercure, va donc recourir à une usurpation d’identité – un procédé habituel chez lui - pour abuser de la vierge amoureuse. Leur entourage est, lui aussi, habité par toutes sortes de pulsions irrésistibles : ceux qui aiment en vain, ceux qui veulent posséder, celle qui voudrait être aimée, ceux qui ourdissent ; les naïfs, les retors, les idéalistes, les fourbes. On se déguise, on cache ses sentiments, on complote, on menace. Des quiproquos en veux-tu en voilà. Du baroque vénitien quoi, dont on sait que Cavalli est un maître.
C’est une comédie, joliment enlevée, mais pas que. Il y a du Marivaux, mais aussi du Choderlos de Laclos. On badine, mais on n’hésite pas à menacer, couteaux à l’appui.
Une prise de rôle : voilà une expression absolument bienvenue pour exprimer ce que nous avons vécu au spectacle de la Louise de Gustave Charpentier représentée au Théâtre de l’Archevêché à Aix-en-Provence.
D’ordinaire, cette expression signifie qu’un interprète « prend un rôle », le chante et le joue pour la première fois. Cette fois, il s’agit de la façon dont une interprète s’est emparée d’un rôle, l’a fait sien, s’est identifiée à lui, dans toutes ses réalités, qu’elles soient vocales ou scéniques.
Cette chanteuse, c’est Elsa Dreisig, littéralement devenue la Louise de Charpentier, dirigée par Giacomo Sagripanti et revisitée par Christof Loy. Quelle incarnation ! On ne l’oubliera pas. Comme d’ailleurs, on n’a pas oublié la Salomé, un tout autre personnage, qu’elle était en 2022 au même Festival.
Mais ce nécessaire coup de projecteur étant donné, reprenons les choses dans l’ordre. Louise est un opéra de Gustave Charpentier, créé en 1900 à l’Opéra-Comique de Paris, une œuvre qui résume sa postérité.
La jeune Louise travaille dans un atelier de couture ; elle vit encore chez ses parents. Une vie étouffante : elle est coincée entre l’affection accaparante de son père et l’agressivité jalouse de sa mère. Une vie sinistre. Mais voilà que surgit Julien, un jeune poète bohème extravagant. C’est le coup de foudre, et le déchirement entre le respect filial et l’amour. Louise finit par suivre Julien. Bonheur, mais… Sa mère vient lui annoncer que son père, désespéré de son départ, est profondément déprimé et très malade. Louise rentre à la maison. C’est l’enfer paternel et maternel conjugué. Elle s’en ira…
Richard Strauss (1864-1949) : Don Quixote, Op. 35, variations fantastiques sur un thème de caractère chevaleresque. Jacques Ibert (1890-1962) : Le Chevalier errant, chorédrame (Suite). Amihai Grosz, alto. Jian Wang, violoncelle. Orchestre national de Lyon, direction : Nikolaj Szeps-Znaider. 2023. Livret en français, anglais, allemand. 72’18’’. Channel Classics CCS-45424
American Preludes. Heitor Villa-Lobos (1887-1959) : Cinq Préludes pour guitare, arrangement pour le piano par José Vieira Brandão. Manuel M. Ponce (1882-1948) : Preludios encadenados. Alberto Ginastera (1916-1983) : Doce Preludios americanos op. 12. Jean Coulthard (1908-2000) : Preludes for piano. Allán Manhas, piano. 2024.Notice en anglais. 71’ 05’’. Da Vinci Classics C00991.
Dans le livret et la partition de Don Giovanni, c’est à « l’ultimo momento » que le séducteur, que le « grand méchant homme », serrant la main de la statue de ce Commandeur qu’il avait assassiné au début de l’œuvre et que, dernière provocation, il avait invité à dîner avec lui, est envoyé en enfer. Conclusion foudroyante du parcours prédateur de celui dont le catalogue des victimes s’élevait à au moins « mille e tre ». Extraordinaire point d’orgue, acmé d’un parcours qui n’a pas fini d’interpeller, conclusion grandiose d’une partition tout aussi grandiose.
Mais Robert Icke, le metteur en scène de cette production aixoise, a lu les choses autrement. Quand le rideau s’ouvre, avant même la première note, nous découvrons un homme âgé installé dans un environnement cossu. Sur une vieille platine, il écoute et réécoute les derniers instants de l’opéra de Mozart. Soudain, il porte la main à la poitrine, il se tord de douleur, il s’écroule ; il va mourir. Gros plan vidéo sur son œil, un œil qui voit, qui revoit plutôt. Y apparaît une galerie de femmes de tous types, des femmes fantomatiques.
Cet homme, ce serait à la fois le Commandeur et Don Giovanni, tous deux symboliques d’univers qui s’effondrent – celui d’une rigueur ancestrale, celui d’un défi absolu aux normes. Un « Don Giovanni » exactement crépusculaire, fin d’une époque.
L’œuvre va donc être en quelque sorte le parcours revécu de ses dernières séductions ratées par le fantôme de Don Giovanni– il est là, il passe, il revit, il assiste en témoin. Nous sommes donc sur le chemin fatal de l’inéluctable conclusion.
Concrètement, cela nous vaut, dans la seconde partie de la représentation, le spectacle d’un Don Giovanni perfusé, accroché à sa perche à perfusion, titubant, de plus en plus ensanglanté, mourant lentement dans une très très très longue agonie.
Voilà qui déréalise : la lecture symbolique phagocyte le déroulement narratif explicite.
Voilà aussi qui finit par agacer, d’autant plus que la compréhension de cette lecture n’est pas immédiate, sauf si l’on a lu le « mode d’emploi » complaisamment exposé ici et là par le metteur en scène. Une façon de faire qui pose problème. Etre spectateur, ce n’est pas simplement retrouver ce qu’on nous a dit de retrouver, ce n’est pas résoudre une devinette ! Non, être spectateur, c’est le bonheur de découvrir par nous-mêmes en quoi le regard d'un metteur en scène révèle davantage une œuvre ou en renouvelle la perception. Mais, et c’est essentiel, sans que jamais cette « régénération » ne se fasse au détriment de l’écoute, plutôt essentielle, ne pensez-vous pas, à l’opéra.
Tout cela pour dire que le travail de Robert Icke s’inscrit dans une longue lignée de visions dramaturgiques peut-être intéressantes dans un article ou lors d’un colloque, mais qui ne donnent pas vie à un opéra représenté, qui se heurtent même à lui régulièrement.
Il est alors dommage que l’on doive s’en référer à la fameuse phrase : « on peut toujours fermer les yeux ». Mais l’opéra, ce n’est pas, ce ne devrait pas être le « tape à l’œil » ; non, ce doit être « l’œil écoute », la sublime conjugaison de ce que j’entends et de ce que je vois.