Cassandre Marfin, musiques en bleu
La pianiste belge Cassandre Marfin avait été remarquée par un album consacré à des partitions d’Olivier Messiaen. Pour Cyprès, elle fait paraître un album dont le titre “jusqu’à la nuit, le bleu”, étonne et interpelle. La jeune musicienne y tisse des liens entre Alexander Scriabine, Olivier Messiaen et Amy Beach. C’est indéniablement un album réfléchi et de haute qualité, qui se distingue dans le flot incessant de parutions souvent trop insipides. Cassandre Marfin répond aux questions de Crescendo-Magazine
Votre album porte le titre, “jusqu’à la nuit, le bleu”...Alors pourquoi ce thème du bleu et pourquoi le lier à la nuit, car cette couleur peut symboliser tant de choses…?
La genèse du projet se puise tout d'abord dans la recherche des correspondances entre les sons et les couleurs. Venant d'un premier album autour d'Olivier Messiaen qui mettait en avant son travail autour des chants d'oiseaux et de sa foi religieuse, il me restait encore cet aspect coloré à explorer. Je désirais aussi étendre le répertoire avec Alexander Scriabine et Amy Beach, qui sont des compositeurs chez qui nous retrouvons ce travail. Les recherches étaient assez conséquentes, et il y avait beaucoup de choix quant au chemin à prendre. J'ai donc décidé d'éviter de trop me restreindre, et de travailler autour de 3 couleurs primaires : le bleu, le jaune et le rouge.
Le choix de commencer par la couleur bleu a été assez évident, puisque c'est une couleur qui parle facilement. Elle représente la couleur favorite de notre société européenne, c'est une couleur neutre, qui se porte, qui se représente et qui s'utilise aisément. C'est donc une belle entrée en matière.
Le bleu appelle immédiatement dans l'imaginaire à la mer et le ciel. Néanmoins, je trouvais la correspondance un peu facile, et cette symbolique ne correspondait pas à l'ambiance que je désirais y mettre avec ces compositeurs du XXème siècle. En étudiant l'évolution du bleu dans nos sociétés, j'ai aimé l'image du mystère, de l'indicible, très bien dépeint par la sonate n°6 de Scriabine. Cette évocation m'apparaît plus magique, et séduisante, que ce soit dans la musique ou dans le choix des pièces.
Ce disque s’articule autour de 2 compositeurs (Scriabine et Messiaen) et une compositrice Amy Beach, qui forment un grand écart géographique de la Russie, aux USA en passant par la France. Pourquoi ce choix de ces 3 artistes, si différents ? Qu'est-ce qui les rapproche selon vous ?
Le point commun est d'abord la synesthésie dans son rapport son-couleur. Ce sont des compositeurs qui ont été influencés littéralement par cette faculté, et qui ont donc soigneusement choisi les tonalités de leur pièce, ainsi que les ambitus, les accords etc. Le second point commun est la recherche d'un nouveau langage, et le questionnement des codes de leur époque. Amy Beach s'est inspirée longtemps de la nature, mais aussi de mélodies traditionnelles (on le remarque plus dans son répertoire de musique de chambre) et folkloriques. Scriabine qui explose la notion de tonalité, Messiaen qui construit ses œuvres sur bases de ses modes... Il y a là une réelle proposition qui me semble très riche à explorer et à présenter.
Est-ce que vous vous sentez une responsabilité de mettre des compositrices, jusqu'ici négligées des programmations, à l'honneur ?
Amy Beach a écrit de magnifiques œuvres, elle n'est pas si décriée que ce qu'on pourrait penser. L'incorporer au projet, au-delà de son génie musical, c'était aussi reconnaître tout un parcours jalonné d'un écrasement masculin de l'époque. Son mari l'avait interdit publier sous son nom de jeune fille (tout était signé des initiales de son mari), elle ne pouvait pas aller à l'université pour étudier la composition de peur que les études n'influencent trop son style musical, elle ne pouvait quasiment plus jouer en tant que pianiste-soliste. Ne parlons même pas des critiques, toutes écrites par des hommes.
Je ne me sens pas ornée d'une telle responsabilité, mais si je peux favoriser la mise en avant des femmes compositrices, je le ferai sans hésiter. Comme pour tous les choix que nous devons faire, on y réfléchit et on va vers ce qui nous semble juste. L'idée n'est pas de choisir un.e compositeur.ice au hasard, il faut que cela reste pertinent pour la cohérence du projet.
Sur cet album, il y a du Messiaen, un compositeur qui vous est cher et auquel vous avez déjà consacré un album. Quel est votre lien avec la musique de Messiaen ?
Avec du recul, je peux dire aujourd'hui qu'étudier la musique d'Olivier Messiaen m'a vraiment ouvert les portes d'un tout nouvel univers. J'ai souvent senti un décalage dans mes études avec le répertoire qu'on nous imposait. A chaque récital, je contournais les règles au maximum pour mettre en avant des compositeurs (Paderewski par exemple) ou des œuvres moins connues. Jouer les classiques m'a toujours un peu ennuyé, et je ne voyais pas pourquoi une pianiste de plus qui joue du Chopin rendait le chemin excitant.
Le premier tournant s'est opéré quand j'ai joué des Préludes de Scriabine
à 21 ans. Il y avait quelque chose dans le langage qui me paraissait bien plus évident à interpréter et à comprendre que dans les œuvres plus classiques. Il m'a d'ailleurs accompagné jusqu'à la fin de mon parcours, à travers entre autres des poèmes et la Sonate n°9. Ensuite, Messiaen s'est ajouté, un peu par hasard. C'était complexe, mais je me suis sentie bien plus libre. Il n'y avait plus de codes à respecter, pas d'esthétique allemande, française... Le chemin était totalement ouvert. D'ailleurs, c'est pour cela que mon répertoire d'aujourd'hui se dirige vers ce type de musique, plus moderne et parfois contemporaine. Et en ce sens, je pense que Messiaen m'accompagnera probablement toute ma vie.
Le bleu est une des couleurs. On lit parfois qu’il serait possible de distinguer 100 millions de couleurs. Je présume que vous n’allez pas explorer tant de variantes colorées, mais est-ce que ce disque en appelle d’autres autour d’autres couleurs ?
Il y aura encore du jaune et du rouge, avec d'autres explorations et correspondances.
C'est très amusant d'étudier l'évolution des couleurs dans l'histoire, dans l'art, dans les sociétés. Elles influencent notre dialectique (rire jaune, être fleur bleue....), notre humeur, nos symboles. C'est fascinant de constater leur rôle et la représentation qu'on en a, qui change énormément d'un monde à l'autre (monde occidental / monde oriental par ex.). C'est un thème qui parle à tout le monde, et qui amuse. Et même si je guide un peu avec mes choix, j'aime que le public se sente inspiré par mes questionnements.
Le site de Cassandre Marfin : www.cassandremarfin.com
A écouter :

Jusqu'à la nuit | I. Le bleu. Oeuvre d’Alexandre Scriabine, Amy Beach et Olivier Messiaen. Cassandre Marfin, piano. Cyprès. CYP1689
Crédits photographiques : DR
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot