A Genève, l’époustouflante réussite de ‘Cavalleria rusticana’ et ‘I Pagliacci’

par

© Carole Parodi

Depuis octobre 1996, donc depuis plus de vingt ans, le Grand-Théâtre de Genève n’avait pas repris le diptyque clé du vérisme, ‘Cavalleria rusticana’ et ‘I Pagliacci’. Cette fois l’idée ingénieuse de la direction consiste à confier la mise en scène à deux artistes italiennes de renom, Emma Dante pour Mascagni, Serena Sinigaglia pour Leoncavallo.

Selon son principe de dépouillement scénique, évident dans la ‘Carmen’ de la Scala de Milan ou ‘La Muette de Portici’ à l’Opéra-Comique, la première citée use d’un plateau vide qui laisse place à l’imagination. Sous les lumières de Cristian Zucaro, le décor de Carmine Maringola se résume à deux ou trois tribunes avec porte et rampe d’escalier que l’on déplace pour suggérer le balcon de Lola, le déambulatoire des femmes, les fenêtres d’où l’on peut s’insulter ou même l’entrée de l’église du village. Les costumes de Vanessa Sannino suggèrent une Sicile étouffant sous le noir du deuil que zébreront les éventails frénétiques de la fête aux couleurs criardes. Et la régie d’Emma Dante nous livre un monde de violence sanguinaire que focalise un cortège de la Passion, où, sous le fouet d’un centurion sadique, un jeune Christ de couleur tire une jambe malade en succombant sous le poids démesuré d’une croix, tandis que s’effondrent les saintes femmes. Et la rédemption sera symbolisée par l’élévation d’une autre croix lumineuse répandant des banderoles azurées que s’arracheront les fidèles.
Sur le plateau, le regard est attiré par Oksana Volkova, mezzosoprano biélorusse qui exhibe d’abord le timbre engorgé des voix slaves qu’elle corrige rapidement par une intensité dramatique qui vous saisit. L’Alfio de Roman Burdenko lui répond avec l’arrogance du charretier, sûr de ses prérogatives, que ne troublent même pas les ridicules ‘pompomgirls’ métamorphosées en pouliches aguicheuses qui doivent tirer sa carriole. Une fois de plus distribuée à contre-emploi, Melody Louledjian ne peut guère rayonner avec une pétasse comme Lola. Au terme de longues carrières, autant s’impose la fière Mamma Lucia de Stefania Toczyska que fait pâle figure le Turiddu d’un Marcello Giordani usé jusqu’à la corde, condamné au ‘forte’ perpétuel, après avoir été un remarquable ténor verdien.
A la vue du public, la scène laissée vide par la régie d’Emma Dante est envahie par nombre de machinistes affairés véhiculant de larges bancs de jonc enveloppant un tréteau de fortune qui surnage sur une terre marécageuse. Une ‘régisseur’ de plateau, paniquée par le retard de la mise en place, tance vertement son personnel et le malheureux Tonio qui veut livrer son Prologue. Ainsi, Serena Sinigaglia, tant admirée ici pour ‘Il Giasone’ de Cavalli, présente ‘I Pagliacci’ dans un cadre théâtral surprenant imaginé par Maria Spazzi sous un éclairage blafard de Claudio De Pace. Selon le concept de Carla Teti, les spectateurs sont vêtus simplement comme les villageois calabrais, tandis que les acteurs arborent masques et tenues traditionnels de la ‘commedia dell’arte’. Lorsque paraît un curé au sourcil réprobateur, quelques gosses endossent prestement aubes et surplis. Au sein de cette populace disparate mais pacifique prend corps le syndrome d’une violence incontrôlée tournant au féminicide, car l’homme a toujours droit de vie et de mort sur sa compagne : preuve en est un »Vesti la giubba » lacéré par le sifflement de faux destructrices.
Ici, Nedda est la véritable protagoniste de ce drame sordide ; et Nino Machaidze qui m’avait paru si contestable par son vibrato trop large en Mimì en décembre 2016, est bien plus convaincante, une fois passée la ‘ballatella’ supposant un soprano léger. Corps et âme, elle assume sa passion déraisonnable jusqu’à la mort qui la laisse seule sur le théâtre de fortune. Le Canio de Diego Torre est l’image même de l’époux bafoué, froidement déterminé à se venger, faisant valoir un timbre de ténor dramatique qui fait frémir le public. Après avoir campé Alfio, Roman Burdenko dessine un Tonio éloquent dans son invective au spectateur, sournoisement sinistre en soupirant éconduit, alors que Markus Werba, qui vient de s’illustrer dans les ‘Szenen aus Goethes Faust’ de Schumann, incarne un Silvio, jeune premier irrésistible. Par contre, Migran Agadzhanyan est trop fort ténor ‘à la Canio’ pour être un Beppe plausible.
Des deux ouvrages, le chef Alexander Joël tient les rênes en tentant de donner cohésion à l’Orchestre de la Suisse Romande, empêtré dans les maladresses d’instrumentation de Mascagni, mais qui trouve meilleure assise dans la qualité d’écriture d’un Leoncavallo. Et le Chœur du Grand-Théâtre de Genève, préparé magnifiquement par Alan Woodbridge, a la dimension de la composante essentielle du spectacle.
Paul-André Demierre
Genève, le 21 mars 2018

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