A Genève, l’esbroufe de Nabucco  

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Spectateur, toi qui viens de voir Nabucco au Grand-Théâtre de Genève, qu’as-tu compris ? Mets-toi dans l’idée qu’un livret d’opéra écrit par l’obscur Solera vers 1840 n’a aucun intérêt, même s’il s’inspire de la Bible. C’est ce que semble nous dire Christiane Jatahy, metteur (metteuse ?) en scène brésilienne, flanquée de son scénographe Thomas Walgrave. Et d’ajouter : Perçois l’effet saisissant que produit le gigantesque miroir incliné surplombant le plateau et reflétant la salle. Du reste, pourquoi ne pas infiltrer dans les rangs du public plusieurs de ces malheureux choristes vêtus par An D’Huys des invendus d’un prêt-à-porter, peu importe qu’ils représentent un hébreu désespéré ou un soudard assyrien ? Et le chef, Antonino Fogliani, aura beau s’agiter en tous sens, il ne pourra éviter les décalages entre la fosse où œuvre l’Orchestre de la Suisse romande et la scène envahie par le Chœur du Grand-Théâtre de Genève, considérablement renforcé  (comme toujours remarquablement préparé par Alan Woodbridge). Il est vrai que dès la Sinfonia d’ouverture, le maestro recherche à tout prix les contrastes dynamiques, quitte à alanguir un andantino cantabile et à bousculer les passages rapides au point de rendre inchantable la stretta du premier Final (« Questo popol maledetto »).

Revenons au plateau où paraît Zaccaria, le grand-prêtre juif, complet noir croisé, caméra sur l’épaule, filmant ses ouailles,  avant de céder la place à deux techniciens qui poursuivent le reportage. Serait-on en train de filmer un nouvel épisode de Koh-Lanta ? En tout cas, Fenena, fille de Nabuchodonosor, n’ayant sur elle qu’une combinaison délavée, est arrachée des bras d’Ismaele, son punk de soupirant, puis emportée à bout de bras par une cohorte d’Israélites enragés. Surgit sa pseudo- demi-sœur, Abigaille, chemisier noir sur pantalon ocre, qui tente de s’emparer d’une cape démesurée, emblème du pouvoir, tout en annonçant l’entrée de Nabucco/Nabuchodonosor, roi de Babylone. Gavé des biens de ce monde, vu son embonpoint, le souverain arbore lui aussi un complet-veston bleu assez quelconque. Immédiatement mis en présence de la malheureuse Fenena que l’on a emprisonnée dans une burka plastifiée, il laisse éclater sa fureur en éclaboussant l’assistance avec l’eau d’une pataugeoire où l’on vient de laver la fameuse cape dorée. Notons toutefois que, dans le tableau suivant, ce tissu démesuré constituera la seule belle image à retenir lorsque, sous l’effet miroir, Abigaille s’en enveloppera avec avidité. Mais que ce faux-plafond sera ridicule, alors qu’il devrait écraser le monarque sombrant dans la folie ! Néanmoins, dans une perspective en contre-plongée, le célèbre « Va, pensiero, sull’ali dorate » tient du moment de grâce où le peuple hébreu semble pétrifié dans la nostalgie d’une « patria sì bella e perduta ». Cependant qui aurait pu imaginer que ce chœur célèbre pût reparaître au dénouement, en réponse à une transition moderniste incongrue concoctée par le maestro qui, suant sang et eau, se tourne vers la salle en imaginant faire chanter le public… Il est vrai que la scène finale a de quoi surprendre, puisqu’Abigaille ne succombe pas à un poison mortel, mais, bien portante, disparaît dans la foule… Comprenne qui pourra… 

Par rapport à ce fatras, que dire de la distribution vocale ? Elle est incontestablement dominée par l’Abigaille de Saioa Hernandez, voix de soprano lirico spinto dont on parle beaucoup aujourd’hui. Pour avoir entendu à la Scala sa Tosca qui m’avait laissé sur ma faim par son manque d’empathie pour le lyrisme à fleur de peau de Puccini, ce personnage verdien convainc par le grain corsé qu’elle affiche dès le terzetto « Prode guerrier ! »  en une tessiture large qui s’étend du si 2 au contre-ut. Sa cavatina de l’acte II, « Anch’io dischiuso un giorno » développe un cantabile legato qui deviendra émouvant dans le duetto du troisième acte, « Donna, chi sei ? ». Mais quel dommage qu’elle soit contrainte de savonner la coloratura dans les redoutables traits de fureur ! Face à elle, Nicola Alaimo incarne un Nabucco qui se donne de l’assurance par des accents péremptoires qui s’effriteront dans le Final de l’Acte II où ses tâtonnements peinent à suggérer la démence d’un potentat qui a provoqué la colère divine. Cependant, dans la seconde partie, sa scène en duetto avec Abigaille lui prêtera des inflexions bouleversantes qui se corseront d’héroïsme pour le tableau final. Même s’il ne possède pas les graves sonores du rôle, le Zaccaria de Riccardo Zanellato impressionne par la dimension statuaire qu’il confère à ce grand-prêtre fanatique. Malgré son look de punk, Davide Giusti campe un Ismaele pathétique par un aigu claironnant lui permettant de défendre celle qu’il aime, cette Fenena qui, pour une fois, ‘existe’ grâce à Erna Pongrac dont les moyens consistants lui concèdent un legato expressif dans la preghiera « Oh dischiuso è il firmamento ». Les seconds plans, Anna, Abdallo, le Grand-Prêtre de Baal, sont bien servis par Giulia Bolcato, Omar Mancini et William Meinert. 

Lorsque s’achève le spectacle par la reprise du « Va, pensiero » au sein d’un public muet comme une carpe, les lumières s’éteignent. Et c’est une standing ovation qui accueille l’ensemble du plateau. Et si elle s’adresse aussi à la partition du jeune Verdi, que grâce lui en soit rendue…

Genève, Grand-Théâtre, 3e représentation du samedi 17 juin

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Carole Parodi

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