À Genève, Un Ballo in Maschera pour une fin de règne

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Au Grand-Théâtre de Genève, l’un des grands chefs-d’œuvre de Verdi, Un Ballo in Maschera, achève la saison 2018-2019 qui a vu la réouverture de la salle de la Place de Neuve et qui sert aussi de point final aux dix années que Tobias Richter et son conseiller artistique Daniel Dollé ont passées à la tête de l’institution. De cette décade, l’on gardera en mémoire d’indéniables réussites telles que la Tétralogie (reprise pour la réouverture), Parsifal, Wozzeck, A Midsummer Night’s Dream, Il Giasone de Cavalli, L’Etoile, Le Médecin malgré lui, Cavalleria rusticana et I Pagliacci, sans oublier les versions de concert d’Ascanio, La Pucelle d’Orléans et les Szenen aus Goethes Faust.

Depuis février 1984 où figuraient à l’affiche Luciano Pavarotti, Anna Tomowa-Sintow et Piero Cappuccilli sous la direction de Riccardo Chailly, il n’y a pas eu de reprise de ce Ballo in Maschera. L’intérêt de cette nouvelle production consiste d’abord en la version utilisée, remontant à la mouture originale que Verdi et son librettiste Antonio Somma avaient conçue en 1857 pour le San Carlo de Naples : basé sur le texte d’Eugène Scribe pour  Gustave III ou Le Bal Masqué de Daniel-François Auber datant de 1837, l’ouvrage s’intitulait initialement Gustavo III, remanié, par exigence de la censure en Una vendetta in domino puis en Adelia degli Adimari (rejetée par le compositeur, excédé). Finalement, en acceptant une transposition de la trame à Boston, Un Ballo in Maschera  pourra être créé à l’Apollo de Rome le 17 février 1859. Néanmoins, depuis 2002, est tentée une reconstruction de l’original, ramenant l’intrigue à la Cour de Gustave III de Suède en 1792, revenant au livret de base de Somma avec les noms historiques, tout en conservant la partition d’orchestre de la dernière élaboration.

Et c’est donc cette version que dirige magnifiquement Pinchas Steinberg, en nimbant le Preludio d’une nostalgie étrange que développent suavement les cordes en pianissimo. Puis il s’ingénie à jouer de véhéments contrastes de coloris, en osant l’étouffement des timbres dans l’antre d’Ulrica ou les élans de passion les plus insensés au pied du gibet ; mais l’Orchestre de la Suisse Romande, dont il a été le directeur musical durant trois saisons, donne la désagréable impression d’être réfractaire à sa battue que, par contre, adopte le Chœur du Grand-Théâtre (préparé minutieusement comme toujours par Alan Woodbridge), qui répond aisément à ses injonctions.

Sur le plateau s’impose une grande voix, celle de la chanteuse russe Irina Churilova, qui domine la tessiture massacrante d’Amelia avec les moyens du véritable soprano dramatique, affrontant  les éclats tragiques de la grande scena « Ecco l’orrido campo », tout en sachant être émouvante dans un monologue douloureux comme « Morrò, ma prima in grazia ». Face à elle, le Gustavo III de Ramon Vargas masque les difficultés que lui posent aujourd’hui certains passages en tessiture haute  par une indéniable musicalité qui rend son personnage si touchant dans sa noble retenue. Sous les traits du Comte Anckarström (Renato), le baryton Franco Vassallo, abondamment entendu à Genève dans ses incarnations verdiennes, aurait le métal cuivré idoine pour le legato, s’il ne forçait pas délibérément le trait en vociférant ses aigus. L’Ulrica de Judit Kutasi laisse apparaître les cassures de registre et la faiblesse du grave dans son incantation « Re dell’abisso, affrettati ! », avant de trouver meilleure assise dès l’entrée d’Amelia. Soprano léger pimpante, Kerstin Avemo ne fait pas grand-chose du page Oscar dont elle a l’abattage sans avoir l’envergure pour se faire entendre dans les ensembles. Corrects, sans plus, les barytons-basses Günes Gürle (Comte Ribbing/Samuel), Grigory Shkarupa (Comte Horn /Tom) et Nicolas Carré (Cristiano /Silvano).

Quant à la mise en scène de Giancarlo Del Monaco, elle se veut moderne en transposant l’action à notre époque. Le décor de Richard Peduzzi consiste en de sobres façades de bois pivotant sur elles-mêmes pour faire place à un escalier où deux clowns, échappés d’un cirque de province, entourent un monarque à uniforme chamarré, imposant son style vestimentaire (voulu par Gian Maurizio Fercioni) à son secrétaire et à son page, tandis que les courtisans se sont servis dans un prêt-à-porter pour bourgeois besogneux. Un tout autre climat s’instaure avec la caverne de la sorcière et son promontoire de divination, plongés dans une pénombre effrayante, puis avec la scène du gibet et son large éperon rocheux, obturant l’arrivée des conspirateurs. Et c’est le tableau final qui a un véritable impact, alors que le bal assemble crinolines blanches et manteaux de satin noir arborant des masques sans expression, sous lesquels se trame le sanglant dénouement. Et le public en perçoit la charge émotionnelle, avant d’ovationner les artisans de cette réussite.

Genève, Grand-Théâtre, première du 4 juin 2019

 Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Carole Parodi

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