A Lausanne, un Mitridate captivant
Comme quatrième ouvrage de sa saison lyrique, Claude Cortese, nouveau directeur de l’Opéra de Lausanne, ne se facilite pas la tâche en choisissant Mitridate re di Ponto écrit par un Mozart de… quatorze ans pour le Teatro Regio Ducale de Milan qui en assura la création le 26 décembre 1770. Incommensurablement longue, sa première approche de l’opera seria s’étend sur près de 150 minutes sans comporter d’action véritable. Au printemps de 1985, l’Opéra de Lausanne avait emprunté à l’Opernhaus de Zurich la célèbre production de Jean-Pierre Ponnelle que dirigeait Nikolaus Harnoncourt.
Quarante plus tard, la direction actuelle confie une nouvelle présentation à Emmanuelle Bastet, ex-assistante de Robert Carsen et Yannis Kokkos, qui collabore avec Tim Northam pour les décors et costumes et François Thouret pour les lumières. Sa mise en scène, volontairement dépouillée, révèle, selon la Note d’intention figurant dans le programme, le huis-clos familial, les liens toxiques unissant un père, Mitridate, et ses deux fils, Sifare et Arsace, tous trois follement épris de la même femme, Aspasia. Par acceptation du réel, renoncement, abnégation ou pardon, ils réussissent à dompter leurs sentiments exacerbés, en reléguant à l’arrière-plan le contexte guerrier avec ses interventions militaires et sa flotte détruite. Dans une couleur bleue profonde et mystérieuse qui vous étouffe en près de trois heures, l’intention des producteurs est de nous immerger dans un univers mental et symbolique dont l’espace temporel évasif s’étend des années trente au classicisme du XVIIIe. La scène se laisse envahir par un dédale d’escaliers amovibles que recouvrent sporadiquement des rideaux de perles miroitant comme des jeux d’eau. Alors que s’enchaînent naturellement les vingt-deux arie constituant cette partition démesurée, que nous semble judicieuse l’apparition furtive de lumignons juchés sur un espalier et de lucarnes colorées sur une paroi en arrière-plan !
L’ennui que pourrait provoquer ce visuel plombant vole en éclats grâce à la direction d’Andreas Spering, spécialiste allemand de la musique ancienne, qui sait maintenir la tension dramatique par la précision du geste et la dynamique énergique qu’il insuffle à un Orchestre de Chambre de Lausanne des bons soirs, sans jamais ‘couvrir’ le plateau vocal.
La difficulté de monter un tel ouvrage réside dans le fait que, lors de création milanaise dirigée par le petit Mozart depuis son clavecin, trois rôles sur sept étaient conçus pour des castrats, Sifare pour le sopraniste Pietro Benedetti, Farnace pour l’altiste Giuseppe Cicognani et Arbate, gouverneur de Nymphaeum, pour le sopraniste Pietro Muschietti. Ici, relevons d’emblée que nous avons affaire à des prises de rôle pour chacun des chanteurs. La soprano gréco-autrichienne Athanasia Zöhrer s’empare de Sifare, redoutable par son ornementation torrentielle. Dès sa première aria « Soffre il mio cor con pace », elle exhibe un grain corsé sur les tenues de rondes se résorbant en passaggi en mouvement contraire qu’elle escamote, assurément sous l’effet du trac. Elle peine ensuite à trouver ses marques jusqu’au duetto avec Aspasia (N.18 « Se viver non deggio ») où elle se laisse gagner par une émotion qui affermit ses moyens. A l’autre frère, Farnace, la mezzo croate Sonja Runje prête une émission beaucoup plus stable qui lui permet de négocier la tessiture large de l’aria « Va, va, l’error mio palesa » s’étendant du la 2 au mi 4 avec une maestria technique que voile une sonorité trop sourde exempte du brillant de la virtuosité. Quant au contre-ténor Nicolò Balducci, il campe Arbate avec un timbre nasal laissant filtrer de vipérines inflexions en situation avec son personnage d’intrigant.
Jodie Devos aurait dû incarner Aspasia, la future reine. Mais sa disparition tragique à l’âge de 35 ans occasionne le fait que ces quatre représentations lausannoises sont dédiées à sa mémoire. Elle est donc remplacée par la soprano franco-catalane Lauranne Oliva qui, dès son entrée en scène avec l’aria « Al destin che la minaccia » s’impose comme la tête d’affiche par l’éclat de son soprano brillant alliant une technique de coloratura à toute épreuve à une indéniable présence dramatique. Et c’est le ténor palermitain Paolo Fanale, bien connu à Lausanne, qui aborde son premier Mitridate avec le brio dont il a toujours fait preuve, ne se laissant pas décontenancer par les écueils de sa première aria « Quel ribelle e quell’ingrato » pour dominer ensuite les éprouvants sauts de tessiture qui parsèment son rôle si redoutable. La soprano espagnole Aitana Sanz personnifie Ismene, promise à Farnace, avec une sonorité fruitée anguleuse dans l’aigu qui finira par se stabiliser dans la seconde partie, tandis que le jeune ténor suisse Remy Burnens joue le tout pour le tout dans sa seule aria « Se di regnar sei vago » pour conférer dignité au tribun Marzio, ami de Farnace.
Au terme de ce long spectacle suivi par un public attentif à ne pas déranger les performances des chanteurs par d’intempestifs toussotements, les ovations des spectateurs satisfaits fusent de partout en signe de contentement.
Lausanne, Opéra, première du 23 février 2025
Crédits photographiques : ©Carole Parodi