A l’Opéra de Paris, Castor et Pollux au paradis des hippies
La deuxième Tragédie lyrique de Jean Philippe Rameau fut créée en 1737 et, trente ans plus tard, inaugura le nouveau théâtre construit par Gabriel pour le mariage du dauphin avec Marie-Antoinette.
Le récit mythologique met en scène Castor et Pollux nés d’une même mère, la déesse Léda. L’un est mortel, l’autre pas. Le premier a été tué au combat, le second, fils de Jupiter, descend aux Enfers afin de ramener son frère à la vie à condition qu’il prenne sa place au royaume des morts. Pollux se sacrifie mais Castor s’engage à le rejoindre à l’issue d’une journée sur terre. Les dieux touchés d’un tel amour, rendent les Dioscures immortels et les métamorphosent en étoiles- les Gémeaux.
En symétrie inversée, Télaïre fille du soleil aime Castor et est aimée de Pollux tandis que Phébé, princesse de Sparte, aime Pollux et tente de le détourner de sa rivale.
Ici, la version d’origine avec Prologue aurait été choisie de préférence à celle de 1754 plus courte et plus souvent représentée (en 2014 au T.C.E. ou à Lille et Dijon dans une remarquable mise en scène de Barrie Kosky). L’intrigue qui nous est présentée est néanmoins remaniée, empruntant certains éléments à la seconde version et en modifiant d’autres. Mais, le décalage le plus important concerne le propos central de la tragédie quelle qu’en soit la version.
Pour le librettiste Pierre-Joseph Bernard et pour Rameau, la question cruciale est celle du passage de la condition humaine à la divinisation à travers la mort - sujet abordé soixante ans plus tôt par les tragédies lyriques de Lully, Thésée et Alceste, admirées du compositeur.
Pour le metteur en scène Peter Sellars, l’enjeu est différent : « il s’agit de montrer comment mettre fin à la guerre ». Ainsi a-t-il rétabli le Prologue parce que « la guerre détruit » et que l’amour répare. « Nous avons besoin de nouvelles étoiles et de diverses lumières. Chaque être humain doit briller de tout son éclat. », précise-t-il, guirlandes de lucioles à l’appui.
Les mouvements de descente aux Enfers et d’ascension divine inscrits naturellement dans la verticalité sont dès lors aplatis, voire abolis et la scénographie se développera uniquement sur le plan horizontal, traitant de la fraternité universelle dans la meilleure tradition « Peace and Love » des années hippies.
De si louables intentions dispensent-elles pour autant d’aborder la singularité du génial compositeur des Indes galantes ? En outre ces options sont-elles cohérentes avec le livret, la partition ? La réponse ne va pas de soi.
Sur le fond de scène, des images d’immeubles, de centrales électriques ou du cosmos sont projetées en continu. A l’avant du plateau : un canapé et un fauteuil usagés, une table basse, un rideau de douche, un frigidaire et quelques chaises. Les démons vont donc apparaître sous le canapé, l’évier, dans le frigidaire ou la douche agitant de longs bras gantés de rouge tels des tentacules. Le cadavre de Castor repose sur la table basse (sous prétexte de » rituel soufi » !) qui fait également office de porte des enfers.
La chorégraphie confiée à une troupe de flex-dance, discipline originaire de la Jamaïque, passée par Brooklyn, procède de la même approche. Les enchaînements de reptations, contorsions spasmodiques avec déboîtage d’épaules occupent l’espace laissé vacant. Si elles remplissent avec une évidente vitalité leur rôle spectaculaire, ces chorégraphies s’inscrivent en totale contradiction avec les principes de la danse baroque -stabilité du haut du corps, noblesse du port de tête et bras à hauteur de buste - postures nées de la représentation de la place de l’homme dans l’univers baroque mais également des exigences des armes - ; concédons à ce titre que le « passage à tabac » du dieu Amour à la fin du Prologue témoigne de l’évolution des formes contemporaines de combat ; constatons également que les rythmes de Rameau se prêtent à toutes les chorégraphies, mais on le savait déjà.
Du côté de l’orchestre, le nom de Teodor Currentzis a naturellement attiré un public conquis d’avance. Formation instrumentale et Chœur Utopia ne font qu’un avec leur chef. Cordes soyeuses, flûte irréelle, l’instrumentation « augmentée » perd en candeur ce qu’elle gagne en suavité. Dès l’ouverture à la française, l’énergie et la richesse sonore s’imposent. L’ intervention de l’Amour (Laurence Kilsby), « Toi, par qui l’univers... », timbre de velours porté par une musicalité rayonnante laisse ensuite présager de très beaux moments. Ces derniers viendront également des chœurs (Vitaly Polonsky) aux textures féeriques à l’exemple du rondeau « Qu’Hébé de fleurs toujours nouvelles / Forme vos chaînes immortelles ».
Peu à peu, néanmoins, les contrastes systématiques, soulignés à l’extrême, frôlent la saturation. L’effacement du sens de la mesure et de l’équilibre chers au XVIIIe siècle compromet l’architecture d’ensemble. Il emporte au passage l’art des demi-teintes caractéristique de la palette du compositeur - coloris tendres, délicats et légèrement astringents que le haute-contre belge Reinoud Van Mechelen (Castor) parvient heureusement à faire revivre. Son chant homogène, sobre et expressif rejoint ainsi celui de la basse franc-comtoise, Marc Mauillon (Pollux) pour faire naître, à l’Acte IV, une véritable émotion fraternelle
Presque constamment en scène, ce dernier (vêtu d’un treillis : c’est la guerre !) fait preuve d’un style vocal aussi impeccable que sa diction . A l’opposé, Jeanine De Bique émouvante Télaïre, fond le texte dans un cantabile aux intonations parfois susurrées. La qualité d’aigus moirés fait regretter une émission souvent sur la réserve.
Stéphanie d’Oustrac prête à la fureur de la princesse de Sparte, Phébé, des accents cuivrés et une véhémence qui culminent avec « Soulevons tous les dieux pour un dieu que je perds » (V, 1) magistralement conduit.
Affublé d’un costume de SDF, Jupiter parvient sans peine à affirmer son autorité grâce au chant chaleureux et sonore de la basse Nicholas Newton. Claire Antoine (Une suivante d’Hébé, Minerve) comme la frêle Natalia Smirnova (Une ombre heureuse, Vénus) au chant extraverti contribuent à la réussite musicale de l’ensemble.
Quelques huées sont rapidement couvertes par les applaudissements.
Finalement, cette version de Castor et Pollux fait penser aux contes de Perrault revus par Walt Disney. Édulcorés -certes avec talent- ils invitent à rechercher la saveur de l’original.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Palais Garnier, 20 janvier 2025
Crédits photographiques : Vincent Pontet / ONP