Aldo Ciccolini : notre métier est fait d'humilité

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Le 1er février dernier, Aldo Ciccolini nous disait au revoir pour la dernière fois. A l’occasion d’un concert donné le 15 septembre 2014 à Flagey dans un programme Grieg, Brahms et Schubert, le maître nous accordait quelques minutes pour répondre à nos questions avec la sincérité qui a caractérisé toute sa carrière. 

- Comment décrivez-vous votre évolution de pianiste ?
Une évolution lente, laborieuse. Dans notre cas, nous devons toujours avancer, tâcher d’approfondir. Ca ne s’arrête jamais. Vous pouvez vivre 500 ans, ça ne suffirait pas.

- Comment construisez-vous vos programmes, et comment travaillez-vous aujourd’hui ?Pour les concerts, je n’ai pas une idée bien précise, je ne cherche pas un lien nécessairement, je joue ce que j’ai envie de jouer. Pour les concertos, j’adore tellement de concertos qu’il me serait difficile de vous dire ma préférence. C’est un travail beaucoup plus en profondeur qu’autrefois. Par exemple, je me surprends à répéter un détail des centaines de fois. Avant non.

- Si vous deviez revenir en arrière, souhaiteriez revoir vox choix ?
Je ne conçois pas ma vie sans la musique.

- Ecoutez vous encore vos enregistrements ? Trouvez-vous que vous pourriez les refaire d’une autre manière ?
Ah oui, on a toujours envie de refaire les choses, notamment avec Schubert. Je voudrais réenregistrer la Sonate en si bémol majeur D960 que j’ai enregistrée il y a une vingtaine d’années.

- Qu’est-ce qu’une bonne interprétation ?
Une interprétation spontanée, simple, sans chercher midi à 14h. Surtout tâcher d’être sincère. C’est un jeu, un jeu supérieur qui met en mouvement tout ce que nous sommes.

- Et la relation public/soliste ?
Pour moi, le public est un témoin, exactement comme moi. Un public a quelque chose de très important car nous avons beaucoup de choses en commun, nous tous.

- Vous cultivez une passion pour le chant et l’opéra. Auriez-vous aimé être chef d’orchestre ?
J’ai désiré ardemment être chef d’orchestre mais très sincèrement, je n’avais aucun talent. J’ai travaillé trois ans la direction… ça n’allait pas. J’ai aimé Furtwängler, et ce fameux chef d’orchestre belge, Cluytens. Pour moi, il n’y a pas de soliste, nous faisons toujours de la musique de chambre. Le sentiment est celui-là. Le soliste n’est pas quelqu’un qui fait n’importe quoi et qui veut être suivi à tout prix. Avant, il y a une discussion avec le chef. Je veux que le chef se sente absolument libre de faire ce qu’il considère bien faire. Je me suis surpris beaucoup de fois à accompagner l’orchestre. C’est un dialogue.

- Avez-vous peur de la scène ?
J’ai toujours peur. Je n’ai pas peur du public, ce sont des gens très bien qui viennent passer 1h30 de concert, mais j’ai peur de moi. En rentrant sur scène, je ressens une sorte d’agitation qui dès les premières notes, on espère, s'éloigne. C’est toujours comme si c'était la première fois que vous jouiez. Je prépare mes concerts dans le silence.

- Que pensez-vous de la nouvelle génération de pianistes ?
J’en pense beaucoup de bien dans le sens où il y a beaucoup de jeunes qui témoignent d’une sensibilité. Il faut apprendre à se connaître, nous ne pouvons pas faire cette profession sans nous connaître profondément.

- Comment voyez-vous l’avenir pour la culture ?
Je suis très pessimiste car nous allons vers un monde où le football et le sport en général auront le bon rôle.

- Comment voyez-vous votre avenir à 89 ans ?
Je suis sur un ciel, je pourrais m’en aller d’un moment à l’autre. Je voudrais reprendre certaines choses que j’ai déjà faites, que je vois autrement.

- Vous avez enseigné 18 ans au Conservatoire de Paris, comment avez-vous vécu cette expérience ?
Pour moi, ça était une grande école, avec un niveau très élevé et des professeurs extraordinaires. Vous n’imaginez pas à quel point un pianiste peut apprendre au professeur.

- Etes-vous toujours attaché à la transmission ?
Nous devons passer une sorte de flambeau et surtout tacher de faire comprendre aux jeunes que ceux qui aiment la musique sont des privilégiés, qu’ils jouent ou qu’ils ne jouent pas.

- Y a t’il une salle que vous aimez particulièrement ?
J’aime beaucoup le Concertgebouw d’Amsterdam avec le public qui est autour de vous, je trouve ça merveilleux. Il y a bien sûr d’autres salles : La Scala de Milan, le San Carlo de Naples…

- A la fin de vos concerts, vous semblez plus en forme qu’au début.
Je me sens plus jeune, la musique est une thérapie merveilleuse.

- Et pour vos bis ?
Je choisis selon mon humeur et un peu selon l’humeur de la salle. Si la salle est attentive, j’aime chercher des choses un peu moins jouées.

- Avez-vous peur de la mémoire ?
La mémoire est une sorte de ruban qui commence à se déplacer dès la naissance. Sauf des cas très spéciaux (malades, interventions chirurgicales), il n’y a pas vraiment de raison de craindre la perte de mémoire. De toute façon, quand je travaille, je garde la partition sous les yeux pendant des mois. Je ne m’amuse pas à forcer la mémoire, la mémoire peut se venger.

- Un mot pour qualifier le travail de votre vie ?
Service. Nous sommes des serviteurs, inutile de nous prendre pour des génies, notre métier est fait d’humilité.

Propos recueillis par Ayrton Desimpelaere,
Bruxelles, le 14 septembre 2014

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