Marie-Pierre Langlamet, harpiste 

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On ne présente plus, la harpiste Marie-Pierre Langlamet, l’une des plus éminentes représentantes de la harpe dans le monde. Avec ses complices de l’Orchestre Philharmonique de Berlin dont elle est une soliste émérite, elle est l’une des chevilles ouvrières d’une collection éditée par le label Indesens et dédiée aux musiciens de l’orchestre berlinois. 

Votre nouvel album confronte Schumann et Fauré. De prime abord, c’est une proposition éditoriale qui semble étonnante avec le romantisme de l’Allemand et la transparence narrative du Français. Pourquoi proposez-vous l'association de ces deux compositeurs ? 

Fauré excelle certes dans ce que vous appelez la transparence narrative, mais il reste néanmoins le compositeur post-romantique français le plus ancré dans le romantisme allemand ; de plus, on retrouve très nettement les influences de Schumann dans sa musique.C’est d'ailleurs Camille Saint-Saëns qui, à l’école Niedermeyer de Paris, initie le jeune Gabriel Fauré à la musique de Robert Schumann.

Je dirais que c’est plus suite à une discussion qu’une confrontation que Martin Löhr et moi avons souhaitée mettre en refief ces deux compositeurs pour notre premier album ensemble. Martin est, d’après moi, un violoncelliste et un musicien bien allemand, et je suis, d’après lui, une harpiste et une musicienne française... Nous avions donc besoin d’une explication musicale.

Il y a toujours eu de forts contrastes entre les langages musicaux français et allemand, mais aussi des interactions complexes à l'œuvre. Berlioz par exemple a eu une influence indéniable sur l’évolution de Richard Wagner, en particulier sur le développement de l’esthétique de son opéra Tristan und Isolde.  

Et puisque nous sommes sur le cas Wagner, restons-y un peu : Robert Schumann et Gabriel Fauré sont tous deux nés dans une Europe en pleine mutation. Un monde les sépare ! Né en 1810, Schumann est de 3 ans l'aîné de Richard Wagner. Ces trois années suffisent à le protéger de l'influence du monstre sacré et il est déjà ancré profondément dans ses propres convictions musicales et esthétiques quand le raz de marée wagnérien balaye l'Europe. 

Fauré est né en 1845, soit 35 années plus tard. Il grandit, lui, dans un monde musical vacillant qui tente de s'épanouir à l’ombre du Titan. Il est bien sûr lui aussi un grand amateur et admirateur de Wagner et entreprend même un voyage en Allemagne à la seule fin d'assister aux productions du Ring, mais il refuse de tomber sous son influence et s’efforce de trouver sa propre esthétique. Pas évident de se positionner face à un tel géant…. C’est, entre autres, la musique de Robert Schumann qui a permis au jeune Fauré de se frayer un chemin, de trouver son identité et peut-être inconsciemment une nouvelle voie pour la musique française.

Les deux compositeurs nous ont en tout cas laissé une œuvre d’intériorité et d'humilité. Ce sont des maîtres de la petite forme et de l’intime. Tous deux sont des compositeurs de Lied et des génies de la mélodie. Des mélodies qui nous étonnent sans cesse car elles sont innervées par des modulations harmoniques surprenantes, atypiques, mystérieuses.

Quels sont les défis interprétatifs à relever pour cerner l’esprit de ces 2 compositeurs à la harpe ?  

Fauré se laisse apprivoiser assez facilement par les harpistes. Les parties de piano de ses pièces pour violoncelle sont essentiellement de l’accompagnement et sont conçues surtout pour mettre en valeur la voix du soliste. La harpe est très douée pour accompagner, mais beaucoup moins pour donner la réplique… 

Il en va donc tout autrement de la musique de chambre de Schumann, où le piano tient un rôle véritablement concertant (mis à part dans les 5 pièces dans le style folklorique, Op 102, qui représentent une exception). 

La balance entre les deux instruments, qui pose peu de problèmes dans les pièces de Fauré, devient tout à coup très problématique dans les Fantasiestücke, Op 73 et les Romances,Op 94. Il est important que le violoncelle se prête au jeu de la conversation à voix basse. La harpe est par nature si intimiste... 

J’irai jusqu’à dire que la balance au sein même de notre instrument pose également problème, car si on ne la corrige pas, la harpe privilégie les aigus aux basses. Or Schumann, dans sa musique, exploite le registre grave, la profondeur des basses et leur potentiel contrapuntique. 

Enfin, outre le problème du volume et de la balance, la harpe ne possédant pas comme le piano un système d’étouffoirs, les basses forment un monde vague et confus, pas vraiment adapté à la véritable polyphonie. Il faut donc développer des prodiges d’étouffés pour obtenir un semblant de clarté.

Pourquoi avez-vous transcrit Schumann à la harpe ? 

La transcription de l'Opus 102 est tout à fait légitime. Ces Cinq pièces dans le style populaire sont, comme leur nom l’indique, inspirées du folklore et la partie de piano est souvent réduite à un accompagnement presque primitif, où le petit côté aigre et rustique de la harpe fait merveille et souligne parfaitement le caractère folklorique et ironique de cette oeuvre si originale et si détonante dans l’oeuvre de Schumann.

En ce qui concerne les Fantasiestücke et les Romances, un autre argument de poids est le timbre de notre instrument qui s’apparente à celui du pianoforte de l’époque.

Mais il faut tenter l’absurde pour obtenir l’impossible. Cette musique est sublime et même si la harpe dans ces deux œuvres ne vous fera jamais oublier le piano, c’est exactement ce genre de transcription a priori absurde qui nous fait progresser et nous permet de repousser les limites de notre instrument. 

Vous avez également participé à un album consacré à la musique de chambre de Ravel, album qui a rencontré un grand succès. Est-ce qu’enregistrer Ravel avec  vos collègues berlinois avait un sens particulier pour vous, comme musicienne née en France dans un orchestre qui est désormais très international ?  

Certainement ! Et je suis terriblement fière de ce disque avec mes collègues berlinois qui sont d'ailleurs presque tous français, car Benoît d’Hau, directeur du label Indésens, m’avait sacrée pour cette occasion Directrice de Casting en me donnant comme consigne : "Je veux un disque Ravel avec la "French-Connection" de la Philharmonie de Berlin. Il me faut l’Introduction et Allegro ainsi que le Quatuor. Pour le reste vous avez carte blanche".

Étant donné que nous sommes très peu de Français dans les rangs du Philharmonique, il n’y avait pas énormément de marge de manœuvre... J’ai même dû avoir recours à un altiste polonais, Ignacy Miecznikowski, français d’adoption certes, mais incorrigiblement slave dans l’âme, et aussi à un violoniste suisse roman, Christophe Horak.

Constituer un quatuor pour une oeuvre qui est un monument du répertoire et qui a déjà été enregistrée plus de 100 fois par des quatuors professionnels et par les plus grands, ce n’était pas une mince affaire.

J’étais un peu inquiète, je dois l'avouer… Mais l’Orchestre Philharmonique de Berlin ne cesse de m’étonner.  On peut piocher dans ses rangs de façon presque aléatoire ! Les collègues sont tout simplement des chambristes exceptionnels. 

Cela a été une occasion pour moi de découvrir une fois de plus à quel point cet orchestre est aussi un havre de paix, où diverses personnalités artistiques peuvent s’exprimer, même les plus fragiles, subtiles et timides. C’est un orchestre qui offre un refuge précieux à ceux qui fuient le marketing et le tape-à-l’oeil en vigueur dans le monde d’aujourd’hui, et choisissent de s’adresser aux oreilles plutôt qu’aux yeux.

Cet album paraît dans le cadre d’une collection dédiée aux solistes de l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Comment décidez-vous des projets de cette collection ? 

Ce n'est pas moi qui décide. Au mieux je propose... Mais Benoît d’Hau ne manque pas d’idées artistiques et j’espère que ceci est le début d’une longue collaboration.

Vous êtes soliste de l’Orchestre Philharmonique de Berlin depuis 1993. Comment ont évolué l’orchestre et la sonorité depuis le début des années 1990 ?

Si l’on pouvait comparer le son du Philharmonique de Berlin à un océan, je dirais que c'est un océan qui englobe tout objet roulé par ses flots, sans pour autant trop en arrondir les angles. En tant que musicien d’orchestre, on se sent porté, jamais amputé ! 

Le niveau technique est aujourd’hui encore plus exceptionnel qu’il ne l’était en 1993 mais je me rappellerai toute ma vie le choc musical que j’ai ressenti en entendant cet orchestre pour la première fois en live, à Carnegie Hall en juin 1991. Je pourrais vous en parler pendant des heures. Je n'en dirai donc que quelques mots : je m’attendais à être impressionnée et j’ai été profondément émue. C’était un véritable émerveillement, et cet émerveillement subsiste.

Bien sûr, le son varie d’un chef à l’autre, et il y a des différences notables entre la période Abbado, la période Rattle et la période Petrenko, mais il y a une pâte sonore qui est unique et immuable. 

Ce qui fait l'identité du Philharmonique de Berlin, c’est sa capacité à fonctionner comme un gros ensemble de chambre.

L’Orchestre Philharmonique de Berlin a choisi comme directeur musical le phénoménal Kirill Petrenko. Comment se passe le début de la collaboration avec ce chef ? 

Je vous ai décrit mon orchestre comme un havre de paix, mais il y a aussi une autre facette… Cet orchestre est une petite communauté réunie autour de la musique qui ressemble parfois de façon troublante au village d’Astérix et Obélix. Comme ce fameux village gaulois, il est capable d’intégrer toutes sortes de personnalités, de la plus timide à la plus excentrique, de la plus humble à la plus arrogante, et c'est un ensemble parfois frondeur et belliqueux.

Kirill Petrenko s’entend heureusement merveilleusement bien à remettre de l’ordre dans cette joyeuse turbulence. 

C'est un chef et un musicien exceptionnel possédant une exceptionnelle humilité. C’est par le biais de cette humilité qu’il s’impose à nous. Tout ce qu’il exige, c’est pour la musique qu’il l’exige, et personne ne bronche. Je ne pensais même pas qu’une telle harmonie était possible à l’Orchestre Philharmonique de Berlin… Nous vivons une véritable lune de miel !

Lorsque nous l’avons élu à la tête de l’orchestre en juin 2015, Kirill Petrenko n’appartenait pas à la ligue des chefs super-stars connus du grand public car lui aussi fait partie de ces musiciens fragiles, timides et sincères qui préfèrent l’ombre à la surexposition. Il a toujours fui le monde de l’image et c’est un révolté du star-system et de ses dérives.  C’est un musicien qui privilégie la qualité à la quantité, la sincérité à la poudre aux yeux. 

Quels sont les aspects marquants de son approche musicale ? 

La quête de la vérité et le perfectionnisme. La vérité du compositeur bien entendu, mais jamais au dépend de la sienne. Il s'efforce à rester le plus proche possible du texte. Presque trop parfois…  C’est un génie de la balance. En tant que moyen expressif, il privilégie la magie du son à l’agogique. Nos chefs précédents avaient plutôt l’attitude inverse et je suis curieuse de voir comment notre association va évoluer au cours du temps. En tout cas, le perfectionnisme de Kirill Petrenko est une grande bouffée d’oxygène pour l’orchestre. Nous en avions terriblement besoin. 

  • A écouter : 

Gabriel Fauré / Robert Schumann. Marie-Pierre Langlamet, harpe ; Martin Löhr, violoncelle. 1 CD Indesens. INDE 144

 

Maurice Ravel : oeuvres musique de chambre.  Solistes de l'Orchestre philharmonique de Berlin. 1 CD Indesens. INDE 139

 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Kevin Lowery

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