Alfred Cortot, pour l’éternité 

par

Alfred Cortot, The Warner Classics Collection 1919-1959. Livret en anglais, français et allemand. 40 CD Warner. 5054197471940 

Warner remet en boîte ses enregistrements du pianiste Alfred Cortot, réalisés entre 1919 et 1959. Les collectionneurs retrouveront, dans un très beau packaging, les remasterings réalisés par le studio Art et Son de Paris pour la parution, en 2012, d’un premier coffret intégral à l’occasion des 50 ans de la mort du pianiste. La restauration sonore avait été réalisée sous la supervision de Guthrie Luke, pianiste et élève de Cortot qui avait assisté à de nombreuses sessions en live.   

Le nouveau coffret est agencé de manière chronologique et thématique : les enregistrements purement solistiques, les enregistrements chambristes puis quelques pépites : les Concertos brandebourgeois de Bach sous la direction de Cortot, puis un album avec le Dichterliebe de Robert Schumann avec Charles Panzera et des mélodies de Debussy avec Maggie Teyte. On retrouve également 3 albums où le pianiste, alors âgé, jouait et commentait des sonates de Beethoven, enregistrées en 1959 à l’Ecole normale de musique. Enfin, en toute clôture de coffret, on peut entendre Cortot prononcer un bref discours à la mémoire de Dinu Lipatti, le 19 mars 1959. Pour les collectionneurs émérites, Warner signale que ce coffret ne reprend pas les “nombreuses bobines gravées par l'artiste pour les étiquettes Duo-Art, Aeolian et Pleyela ne sont pas reproduites ici ; la plupart d'entre elles répéteraient le répertoire des 78 tours dans cette édition”

 Dans cet article, nous ne reviendrons pas sur la biographie de Cortot marquée par tant de génies mais aussi par ses errances pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous renvoyons à l’excellent ouvrage de Remi Jacobs et François Anselmini publié chez Fayard en 2018 et qui est la grande référence sur la vie et l’art du pianiste. Interrogeons-nous sur le legs du pianiste et sa portée actuelle. 

Au premier rang des compositeurs représentés dans ce coffret, Chopin trône en majesté. La proximité entre le géant polonais et l’artiste français était intense. Cortot avait étudié avec des musiciens qui avaient pu presque boire directement au savoir de Chopin en personne : à Paris, dans la classe du pianiste Emile Decombes, il croise des gens qui ont reçu les conseils de George Mathias, lui-même disciple du maître. Plus tard, il croise la route d'Édouard Risler, qui avait reçu son savoir d’Eugen d’Albert, élève de Liszt. De cette transmission, Cortot va faire un héritage qui lui donnera cette proximité avec les pièces de Chopin au point de théoriser son approche par le livre avec Aspects de Chopin, ouvrage toujours au catalogue et régulièrement réédité (la dernière réédition chez Albin Michel propose une préface d’Hélène Grimaud). Bien évidemment, ces interprétations de Chopin sont toutes à connaître, à commencer par les différentes versions des Préludes, cycle que Cortot fut le premier à envisager comme un ensemble afin d’unir cette “série d’états d’âme musicaux”. Il est passionnant de constater l’évolution de l’interprétation du pianiste, passant de lectures aérées alliant la forme et l’esprit dans un geste conquérant à des enregistrements plus creusés tirant vers une forme de retenue, presque comme une épure musicale. 

Si Cortot est dans la légende associé à Chopin, n’oublions pas ses Schumann. Son excellence dans les pièces du compositeur allemand firent de lui l’une des stars du public germanique. Comme le souligne le livret de présentation, il y a une forme d’éloquence dans le Schumann de Cortot, un brio basé sur une imagination qui compose un monde flamboyant. Dès lors, les Études symphoniques, le Carnaval, les Kreisleriana, les Scènes d’enfant et les Davidsbündlertänze resplendissent d’une ampleur presque symphonique, prises à bras le corps par une force musicale faîte de poésie et de maîtrise. Autres morceaux de bravoure : la Sonate en si mineur de Liszt, chauffée à blanc et héroïque d’une épopée mythologique ou l’Invitaton à la Valse de Weber composée d’ombres chorégraphiée. 

Du côté de la musique de son temps, un peu de Debussy et un zeste de Ravel rejoignent ce patrimoine discographique. De Debussy, écoutons attentivement le Livre I des Préludes “rutilants et lointains” comme le déclarait le pianiste. Le monde de nuances qu’il ouvre se détache clairement d’une école française un peu plus sèche. Les Jeux d'eau de Ravel sont une immense réussite. 

Du côté des Concertos, Schumann bien sûr pour trois lectures superlatives et exemplaires par la force narrative qui s’en dégage, expurgée de toute mièvrerie ou de tout narcissisme pianistique. On apprécie aussi les Variations symphoniques et le Concerto n°4 de Saint-Saëns. Ce dernier Cortot est l’un des meilleurs interprètes parvenant à transcender le côté hybride et frankiste par une parfaite justesse de ton. Par contre, on évitera le Concerto pour la main gauche de Ravel, rencontre avortée avec le jeune Charles Munch, Cortot peinant à entrer dans l’esprit de l'œuvre sans parler des décalages et des accrocs.

Enfin, gardons pour la conclusion l’apothéose de ce coffret : les témoignages de musique de chambre, avec en premier lieu les trios gravés avec Jacques Thibaud et Pablo Casals. Dans Mendelssohn, Schumann ou Schubert, des trois artistes portent le dialogue et l’équilibre chambriste vers des sommets. Même le trio en sol majeur de Haydn, stylistiquement à mille lieux de nos habitudes d’écoute, reste un modèle d’écoute mutuelle. En duo avec Jacques Thibaud, Alfred Cortot compose également un duo de légende qui impose sa patte dans les sonates de Debussy et de Franck, de  la fragilité immatérielle du premier  et la grande époque de second. 

Rien n’est secondaire dans ce coffret, des piécettes gravées pour les faces de 78 tours aux témoignages ultimes dans des Sonates de Beethoven. La virtuosité innée d’un narrateur fin et poétique se mêle à la vision en élévation intellectuelle d’un homme à l’âge avancé qui, malgré ses défaillances techniques d’une maîtrise de moins en moins assurée, parvient à garder l’équilibre de la forme et du fond. 

Ce coffret est évidemment une pierre angulaire et il devrait même être un cadeau obligatoire pour les jeunes instrumentistes. 

Note globale 10 

Pierre-Jean Tribot

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