Anniversaire des Hymnes de Titelouze (1623), Léon Berben livre ses intrigants cahiers d’enquête

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Jehan Titelouze (c1563-1633) : Hymnes de l’église pour toucher sur l’orgue avec les fugues et recherches sur leur plain-chant. Léon Berben, orgue. Novembre 2021. Livret en anglais, allemand. TT 60’36 + 56’10. Aeolus AE-11341

À l’occasion du quatre-centième anniversaire de la parution des Hymnes (Ballard, 1623), que l’on peut rétrospectivement consacrer comme acte fondateur du répertoire à tuyaux d’Ancien-Régime, Léon Berben arrime un complet enregistrement du recueil. Ironie du sort, celui que l’on considère comme le père de l’école d’orgue française naquit à Saint-Omer, alors sous gouvernance des Pays-Bas espagnols, et dut attendre 1604 pour obtenir sa naturalisation. Ingratitude de l’histoire, en regard de sa stature, on connait peu sa vie, pas même un visage. Malgré son expertise reconnue en facture, sa renommée d’interprète et d’improvisateur, qui auraient dû le soustraire à l’amertume, la préface de ces Hymnes montre un homme un peu aigri par son siècle, témoignant aussi d’une lucide rancœur quand elle déplore les esprits chagrins « qui ne peuvent voir aucun ouvrage sans s’efforcer d'en diminuer le mérite ». Un génie isolé dans son époque et dans cette ville de Rouen ?, -qu’il contribua pourtant à établir comme seconde capitale de l’orgue après Paris.

Les trente-neuf versets de ces Hymnes, choisies parmi le fonds de la liturgie catholique, connaissent ici un traitement qui les établit comme un sommet d’érudition polyphonique au XVIIe siècle. Dès les années 1960, les analyses de Jean Bonfils classifièrent les différents procédés contrapuntiques : fleuri, canonique, fugué, en imitation… Si l’on devait imaginer quelque équivalent pictural, ces tableaux relèveraient tour à tour de l’emphase déclamatoire et des perspectives recherchées d’un Simon Vouet (1590-1649), autant que de la graphie atticiste d’un Jacques Stella (1596-1657).

Même si la discographie compte des extraits dans de multiples anthologies, les douze Hymnes ont connu fort peu d’enregistrements complets, et tous relativement récents. Par ordre de parution : Yves-G. Préfontaine à Seurre (Atma, 2008), puis à Bolbec Robert Bates (Loft, 2010, coffret incluant les huit Magnificat) et Markus Goecke (Raumklang, 2013). Deux orgues très légitimes, et celui de l’église de Juvigny (1663, restauré en 1990-1994 par Pascal Quoirin) l’est tout autant, par son historicité, son format, sa palette. Le livret ne détaille pas les registrations, mais Léon Berben nous y livre sa philosophie d’ensemble, entendant varier la couleur des premiers versets sans s’en tenir au conventionnel Plein-Jeu avec Trompette de pédale. Pour le cantus firmus, les tirants osent d’autres solistes que la basse d’anche, qui peuvent être joués au pouce sur les claviers. Cette latitude enrichit le nuancier, permettant des contrastes simultanés et des effets de matière dignes d’un Véronèse.

Magnifiée par le support SACD, la captation audiophile reproduit on ne peut plus fidèlement ce spectre, tant la verdeur des anches (Urbs Jerusalem, troisième verset du Pange Lingua) que les alcôves melliflues (second verset du Conditor alme siderum). Parmi les sensations texturalistes, l’étrange mélange en creux (Mutations et Bourdon) sur le second verset d’Exultet caelem laudibus. Malgré des possibilités somme toute limitées (moins de trente jeux), Léon Berben s’autorise une multitude de combinaisons, au service d’une évocation savoureuse voire figurative : le bucolique décor de crèche du premier verset d’A Solis ortus cardine avec Cromorne et Cornet, l’arrière-plan vaporeux du second verset, quoiqu’affecté en conclusion d’un grumeleux tremblant.

Concernant l’habillage du texte, l’auteur faisait confiance à ses interprètes et aux pratiques d’alors : « la dificulté d’apposer des caracteres a tant de notes qu’il en faudrait m’en a fait raporter au jugement de celuy qui touchera, comme je fais des cadences qui sont communes ainsi que chacun sçait ». Les lignes de Léon Berben défendent la nécessité de l’ornementation, s’appuient sur Marin Mersenne, sur les traités postérieurs de Jean Denis et Jean Millet, et plaident pour la subtilité du phrasé inégal.

S’essayant à cerner le langage de Titelouze, Norbert Dufourcq (Le Livre de l’Orgue Français, tome IV, pp39-49, A.&J. Picard, Paris, 1972) rappelait l’Influence des Franco-flamands, que le petit Jehan chantait vraisemblablement lors de son apprentissage audomarois, se frottant aux glorieux polyphonistes du temps : « cette polymélodie, propre à mettre en valeur des mots, obéit à des échelles modales ; elle possède ses rythmes binaires et ternaires, ses cadences ; elle regroupe ses voix sur des épisodes verticaux ». Cette écriture permet de « varier le discours, notamment lorsque celui-ci prend pour thèmes ces motifs liturgiques, hier ondulants, dont la rigidité, l’exclusivité devaient forcément engendrer un rythme pesant, dont l’artiste fera disparaitre l’austérité par l’emploi de certaines formules ou artifices destinés à briser cette armature ». C’est précisément cette densité que dialectise Léon Berben, ne dissimulant rien de son inertie. Au prix de tempos plutôt lents, et d’un phrasé disjonctif, son approche ausculte les mécanismes, déjoue la fluidité pour mieux concentrer les agrégats harmoniques, comme un prisme diffracte la lumière blanche pour former un arc-en-ciel. Dissection des strates mélodiques. Vue en coupe sur la science des accords. Une sorte d’antithèse aux délicats éclairages et au mysticisme raffiné d’un André Isoir (Calliope).

Cette intégrale contrastée, à haut relief, digne du naturalisme caravagesque, n’a pas choisi les voies les plus évidentes pour rendre accessible le génie de ces pages réputées austères. Regrettera-t-on par exemple l’absence d’un alternatim vocal ? Mais à force de patiente interrogation, d’une humilité qui la soustrait au didactisme, la qualité de la conception et de la réalisation se hisse au niveau du chef-d’œuvre de Titelouze, confirmant la place du compositeur parmi les hauts esprits à l’orée du Baroque. Le tactus, la conduite des voix, le maniement contrapuntique, parfois disruptif, pourront çà-et-là surprendre. Tel s’étonnerait en ouvrant les tiroirs d’un herbier fantasque. Pourtant, et non seulement en vertu de l’extrême netteté de la prise de son, on quitte cet album avec la conviction de mieux voir en ces exigeants cahiers. Comme si l’oreille vissait un filtre polarisant à l’écoute de ce cabinet de curiosités. Risquer l’expérimentation, réussir. Compliments. La saturation des idées que focalise Léon Berben, quitte à les remodeler, les redéployer sous une intelligence neuve et non moins pertinente, atteint ici son plein accomplissement. 

Christophe Steyne

Son : 9,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

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