Au cœur du réacteur

par
Boris

Ildar Abdrazakov (Beris Godounov) et Edvokia Mazevskaya (Fiodor) © Agathe Poupeney / Opéra National de Paris

Boris Godounov à Paris
Faut-il préférer Boris Godounov dans sa version de 1869 ou celle, plus étoffée, de 1872 ? La réussite du metteur en scène belge, Ivo van Hove et du chef russe, Vladimir Jurowski suffit à justifier, ici, le choix de la première. Sur scène, seul un gigantesque escalier met à nu les axes de la verticalité – partant du peuple à genoux jusqu'au faîte du pouvoir temporel et spirituel – et de l'horizontalité sur lequel s'inscrit le déroulement chronologique des faits (famine, épidémies, rivalités, complots, assassinats). Des projections vidéo (Tal Yarden) font inutilement écho aux visions intérieures du héros. De même, l'attention glisse sur des ''costumes-uniformes'' contemporains. Car la vraie modernité est ailleurs : pressentiment d'une urgence vitale, que le temps est compté, que le temps presse, que l'essentiel doit être dit. Et, avant tout, elle fait confiance à la musique, à sa capacité de transcender l'espace-temps. Centrée, comme au cœur du réacteur moussorgskien, la direction d'orchestre fait en effet vivre pleinement la partition, en sublime les saveurs, la beauté sauvage, l'énergie. Vladimir Jurowski explique avoir souhaité donner l’œuvre au Palais Garnier. Paradoxalement, le contexte impersonnel de la salle de la Bastille renforce la rigueur scénique et, en même temps, le contraste entre l'épure visuelle et la pâte colorée, exubérante voire brûlante du torrent musical. Tout est ainsi focalisé sur la personne et les seuls tourments du Tsar. L'absence de transitions entre les tableaux, d'allusions orientalistes (qui seront plus sensibles dans la Khovantchina), d'intrigues secondaires ne rend pas pour autant la tragédie intérieure exagérément brutale. Au contraire, elle en éclaire des aspects plus profonds. Certes, il est question de pouvoir, de sa légitimité, du désir prométhéen de satisfaire le peuple, de chérir et protéger sa famille, de combler l'aspiration religieuse partagée avec ses sujets. Mais, plus encore. On nous montre la main de Boris poignardant le petit tsarévitch Dimitri et les fantômes démultipliés de l'enfant. Fallait-il être aussi explicite et trancher sur scène la question de la culpabilité réelle ou fantasmée du Tsar ? Car Boris n'a-t-il pas « vraiment » tué un enfant ? Celui qu'il fut. Celui dont l’innocence bafouée sera chantée, à la fin, par le bien nommé, L'Innocent. Alexander Tsymbalyuk incarne ce déchirement avec une humanité, une noblesse et une ligne de chant admirables. Sa voix chaude, lumineuse et pleine, épouse idéalement la musicalité particulière voulue par Moussorgski. A ses côtés, Maxim Paster, Chouiski insinueux à souhait, semble siffler comme le serpent d'Eden. Ain Anger est un Pimène sobre et de noble stature. Ruzan Mantashyan offre dans le rôle bref et touchant de Xénia, une beauté et un éclat que l'on n'oublie plus tandis que les autres rôles féminins restent en deçà de la distribution et spécialement un Fiodor au timbre bien ingrat (Evdokia Malevskaya) en dépit d'une spatialisation du son fort généreuse. Evgeny Nikitin (Varlaam) et ses comparses de l'auberge se défendent comme de beaux diables mais peinent à introduire la bouffonnerie qui devrait alléger un instant le poids du destin. Dmitry Golovnin (Grigori Otrepiev- le faux Dimitri) aussi brillant qu'antipathique comme Boris Pinkhasovich (Chtchelkalov) impeccable de chant et d'autorité complètent une distribution cohérente. S'y joignent des chœurs domestiqués, bien spatialisés, aux puissants effets. Quant à l'orchestre de l'Opéra national de Paris, aussi bien dans la précision, les interventions solistes, les effets de timbres (clochettes, cuivres, vents), la pulsion dynamique, que la fusion avec la prosodie vocale, il sonne comme on l'entend rarement.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra Bastille le 17 juin 2018

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