Une production qui manque un peu de passion

par
Le Joueur

De Speler

Le Joueur de Serge Prokofiev
Contemporain de la cantate Sept ils sont sept, de la Suite scythe, ou des sévères Sarcasmes pour piano, l'opéra Le Joueur illustre le côté le plus agressif du jeune Prokofiev, et n'est pas d'un abord des plus faciles.

Le compositeur avait terminé ses études et voyageait pour la première fois en Occident, cet Occident moderne qui était celui de Diaghilev et des Ballets Russes, univers effervescent qu'il allait illustrer quelques années plus tard. Pour l'heure, et vu les circonstances guerrières, l'opéra, terminé en 1916, ne fut monté qu'en 1929, et en français, à La Monnaie de Bruxelles, qui démontrait comme toujours sa politique de création exemplaire. Eclipsé depuis par L'Amour des trois oranges, L'Ange de feu ou Guerre et Paix, l'opéra ne fut plus que rarement monté. Comme le disait le metteur en scène Meyerhold en 1925 : "Prokofiev est allé beaucoup plus loin que Wagner. Il a supprimé totalement les airs; il ne se soucie point de mélodie continue, son opéra ne ressemble à aucun de ceux qui ont été écrits jusqu'ici..." Voulant rénover le genre opéra, le jeune compositeur supprime toute référence aux "numéros" des ouvrages anciens et compose, comme Dargomijski dans Le Convive de pierre ou Moussorgski dans Le Mariage, au plus près du texte. Il en résulte un parlando constant, parfois fastidieux, heureusement racheté par une orchestration aussi piquante qu'ingénieuse.  Les nombreux personnages ont peu de moments mémorables à eux seuls, tous imbriqués dans l'intrigue, même si Alexis et le Général occupent le devant de la scène. Alexis, le gentil précepteur (Ladislav Elgr), en fait le héros de l'opéra, est très présent dans plusieurs duos, et avec quel lyrisme ! En plus, il est tout le temps doublé par un danseur. C'est la mode. Il ne se livrera  qu'au début du dernier acte, avec la lecture de la lettre du marquis. Celui-ci, le piquant ténor de caractère Michael J. Scott, et le brillant Mr Astley de Pavel Yankovsky, sont de bons comprimarii, tout comme Denzil Delaere en prince Nilski/premier croupier. La palme revient cependant au général d'Eric Halvarson, grand wagnérien et verdien (ce qui se sent), et à la dramatique Pauline d'Anna Nechaeva, brûlante dans les duos avec son amant joueur. J'ai éprouvé  une certaine affection pour Renée Morloc, autre voix wagnérienne, que nous avons pu admirer dans la Begbick de Mahagonny : elle a incarné une remarquable vieille tante Baboulenka, truculente sans doute, mais  émouvante dans sa grande scène du III. Citons enfin la demi-mondaine Blanche de Kai Rüütel, mezzo joliment calibrée, et parfois démultipliée par la mise en scène. Que dire de celle-ci ? Intéressante, certes, mais peut-être un peu décevante pour Karin Henkel, décrite, dans le programme de salle, comme une spécialiste du monde de Dostoiëvski. Le monde étouffant du Joueur est présenté de façon clinique, dans un décor recopiant une chambre, par trois fois. La scène finale, durant laquelle Alexis, hagard, joue comme un fou, fait sauter la banque, et offre son gain à une Pauline humiliée, manque tout à fait de tension, et tombe à plat. Heureusement, Dmitri Jurowski, en vieil habitué de la maison (il y fut directeur musical de 2011 à 2016), galvanise une fois encore cet orchestre, qui est sans conteste le meilleur orchestre lyrique belge. Merci à lui et à tous les interprètes de défendre cet opéra magnifique, difficile, mais qui se mérite.
Bruno Peeters
Opera Vlaanderen, Gent, le 13 juin 2018

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