Baroque à Gdansk : trois cantates profanes de Johann Freislich, Kapellmeister de l’église Sainte-Marie

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Musica Baltica 8. Johann Balthasar Christian Freislich (1687-1764) : Cantates Kinder der Musen FreisWV E 28 ; Eilet, ihr beglückten Schiffe, aus dem weiten Orient FreisWV E 35 ; Auf, Danzig, lass in jauchzenden Chören FreisWV E 20. Ingrida Gápová, soprano. David Erler, alto. Georg Poplutz, ténor. Thilo Dahlmann, basse. Goldberg Baroque & Vocal Ensemble, direction Andrzej Mikołaj Szadejko. Octobre 2020. Livret en anglais, français, allemand. Texte des chants en allemand non traduit. TT 75’30. SACD multicanal. MDG 902 2209-6.

Voltaire, comme Balzac, était accro au café dont chaque jour il buvait des tasses par dizaines, mélangé à du chocolat : cette habitude l’accapara toute sa vie, inquiétant son médecin qui lui reprochait les dangers d’un tel abus. On trouvera bien d’autres anecdotes dans All about coffee de William Harrison Ukers (The Tea and Coffee Trade Journal Company, New York, 1922) qui au long de quelque sept cent pages retrace l’histoire de ce breuvage dont l’Europe du nord et la Scandinavie restent aujourd’hui parmi les plus abondants consommateurs. Selon cet ouvrage, le café gagna l’Allemagne vers 1670 ; une dizaine d’années plus tard, un lieu de dégustation s’ouvrit à Hambourg, puis dans d’autres villes, avant de devenir au cours du siècle une boisson domestique, certes luxueuse mais de mauvaise réputation. On le déconseillait aux dames en prétextant un risque de stérilité. Sur ce sujet, chacun connaît la cantate Schweigt stille, plaudert nicht BWV 211 de Bach. À la même époque, les coffee houses d’Angleterre inspiraient des caricatures sociales, telles celles du célèbre graveur et peintre William Hogarth.

Hogarth fut un contemporain de Johann Balthasar Christian Freislich, décédé comme lui en 1764. Freislich séjourna une large décennie en Allemagne centrale, dans une zone qui correspond aujourd’hui à la Thuringe. Il servit comme organiste, musicien et pédagogue à la cour des princes Christian Wilhelm et Günther I. C’est pendant cette période qu’il composa Eilet, ihr beglückten Schiffe, aus dem weiten Orient qui évoque les vertus du café au gré d’une cantate pour basse et petit ensemble, avec flûte et hautbois. On ne manquera pas l’air Recipe Caffee und Tee, aussi addictif que le sombre liquide qu’il vante comme remède à tous les maux ! On admire comment Thilo Dahlmann s’empare de sa vocalise introductive impeccablement troussée. L’éloquence aurait mérité un surcroît de volume, et un continuo lui aussi un peu plus nourri. En tout cas, la caractérisation, la diction incisive, un accompagnement subtil servent le charme étrange de ce savoureux et capiteux opus.

La Principauté de Schwarzburg-Sondershausen vit partir Freislich en 1731, quand il fut nommé maître de chapelle à l’église Sainte-Marie de Gdańsk, en succession de son demi-frère : un poste qu’il conserva le reste de sa vie. Parallèlement aux obligations liturgiques de cette charge, il composa des cantates profanes rythmant les événements de la cité. Ainsi Kinder der Musen (enfants des muses) écrit pour célébrer la nomination de trois éminents professeurs à l’Akademisches Gymnasium, le 9 janvier 1749. Ténor, basse et altus échoient chacun d’un air, au sein d’une structure séparée par sinfonias et récitatifs. Georg Poplutz y insinue d’une voix légère la réflexion morale sur Was knüpft das menschliche Geschlechte. La présence de cors et timbales souligne l’apparat, encore rehaussé des trompettes pour la fastueuse Auf, Danzig, lass in jauchzenden Chören qui occupe la moitié du disque.   

Contesté par les nobles de Pomérélie, Ladislav le Bref demanda l'aide des Chevaliers teutoniques qui en septembre 1308 parvinrent à chasser les Brandebourgeois de Dantzig. Faute qu'on lui rémunère ce service, l'Ordre monastique des Croisés s'appropria les châteaux et l'arrière-pays, et inféoda la région en 1311, ce qui lui permit de s'installer à Marienbourg, avant d'en être évincé en 1454 sous l’effet de la dissidence prussienne. Après la Guerre de Treize Ans et le second traité de Thorn, Dantzig revint sous souveraineté polonaise en 1466. On comprend la portée symbolique de cette libération, dont la cantate de Freislich célébrait le tricentenaire en 1754. On doit en applaudir une exemplaire interprétation par l’équipe réunie autour d’Andrzej Mikołaj Szadejko, instigateur et directeur artistique de cette collection Musica Baltica. Pour le précédent volume consacré à Johann Valentin Meder, nous avions salué la réussite des cantates festives, profitant d’une spatialisation à laquelle l’acoustique de l’église de la Trinité accordait la splendeur qu’elles revendiquent. Nous réitérons le compliment et constatons un gain de charisme pour un résultat grandiose qui ne se distingue guère de l’excellence. Peut-être qu’étoffer l’effectif  choral (une quinzaine de chanteurs) aurait mieux véhiculé les volets démonstratifs, mais se serait certainement traduit par des lignes moins ciselées. Car il s’agit bien d’une fine joaillerie, qu’orfèvre tout autant l’orchestre Goldberg. Ainsi l’influx des cordes à l’appui de David Erler, candide et émouvant dans l’aria de l’impitoyable faucon à l’assaut de la colombe. La frénésie des archets dardant le Warum O Gott confirme encore que Thilo Dahlmann est en grande forme dans ces sessions. Son duo avec Ingrida Gápová, délicieusement enchâssé, procure un autre grisant moment. On pourrait citer bien d’autres exemples de cette marquèterie : elle se niche dans maints détails (les trilles de trompettes 1’09-1’15 du Von Gott verliehener August) autant qu’elle magnifie la parure d’ensemble, offrant à l’œuvre un constant rayonnement. Après la Passio Christi enregistrée en première mondiale en 2012 pour le label Sarton, après trois pages sacrées dans le volume 1 de la série balte chez MDG, Andrzej Szadejko poursuit son dévouement en faveur de Freislich. On ne peut qu’espérer qu’il continuera de nous révéler les trésors baroques de sa cité natale, qui semblaient n’attendre que ses soins experts.

Son : 10 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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