Célébration de José Serebrier compositeur
José SEREBRIER (1938) : Variations symphoniques B A C H pour piano et orchestre (1) ; Laments and Hallelujahs (2) ; Concerto pour flûte avec Tango (3) ; Tango in blue (4) ; Casi un Tango (5) ; Last Tango before Sunrise (6) ; Adagio (7) ; None but the Lonely Heart (8), arrangement d’une romance de Tchaïkovsky. Alexandre Kantorow, piano (1) ; Sharon Bezaly, flûte (3) ; Echos del Mar Choir (2) ; RTE National Symphony Orchestra (1, 2, 6, 7, 8) et Orchestre Symphonique de Barcelone (4, 5) direction : José Serebrier ; Australian Chamber Orchestra, direction : Richard Tognetti (3). 2019. Livret en anglais, allemand et français. 76.40. BIS-2423.
La surprise du chef (d’orchestre) José Serebrier ? La présence du pianiste Alexandre Kantorow dans ce nouveau SACD entièrement consacré à ses propres compositions. Né en 1938 à Montevideo de parents russes et polonais, José Serebrier est à l’heure actuelle, sans doute avec Valery Gergiev, le chef dont il existe le plus grand nombre d’enregistrements (on évoque le chiffre de trois cents !), tant pour Warner que pour Naxos ou BIS. Sa carrière démarre très tôt, puisqu’à l’âge de onze ans, il crée un orchestre dans son école et effectue des tournées avec lui dans son pays pendant quatre ans. Ambitieux, il pose sa candidature pour le poste de directeur de l’Orchestre National d’Uruguay. A cet effet, il compose une œuvre qui remporte le concours destiné à départager les candidats, mais il n’est pas nommé, car il est trop jeune : il n’a que quinze ans. Deux ans plus tard, Léopold Stokowski lui fait l’honneur de créer sa Symphonie n° 1 (disponible sur CD Guild). Après ses études à Montevideo, Serebrier se rend aux Etats-Unis où il poursuit son apprentissage, notamment avec Bohuslav Martinu, Antal Dorati, Aaron Copland et Pierre Monteux. Il fait ses débuts de chef d’orchestre avec l’American Symphony Orchestra, auquel Stokowski va l’associer pendant cinq ans. George Szell le prendra ensuite comme compositeur en résidence à Cleveland.
Serebrier poursuit sa carrière et effectue des tournées avec un très grand nombre de phalanges dans le monde entier, notamment avec l’Orchestre National de Russie, le Symphonique de Pittsburgh ou l’Orchestre Philharmonique Royal. On se souviendra que c’est lui qui, sur invitation du Nouvel Orchestre Symphonique de la RTBF en 1988, a dirigé Lola Bobesco dans une superbe version du Concerto pour violon de Brahms, parue chez Talent, mais non disponible, sauf au Japon (réédition en 2017). Il enregistre à tour de bras, notamment des compositeurs comme Xia Guan, Robert Beaser, Nad Rorem, Aubert Lemeland, Reinhard Schwarz-Schilling, Samuel Adler et bien d’autres, est nominé plus d’une quarantaine de fois aux Grammy Awards et en sort vainqueur à plusieurs reprises. Il est titulaire d’un grand nombre d’autres récompenses. Ce boulimique l’est aussi dans le domaine de la composition : ses symphonies et ses concertos ont rencontré un grand succès. On est d’autant plus heureux de découvrir sur le présent CD diverses facettes orchestrales du créateur Serebrier, dans des partitions qui s’étalent de 2001 à 2018.
La surprise du chef (d’orchestre) est donc la présence d’Alexandre Kantorow dans les Variations symphoniques B A C H de 2017-2018. Tout le monde connaît le début de carrière de ce magnifique pianiste, sa prestigieuse victoire au Concours Tchaïkovsky de Moscou et ses interprétations encensées des concertos de Liszt ou de Saint-Saëns, ou son récital « A la russe », pour le label BIS. Dans la notice du livret qu’il a lui-même signée, Serebrier explique sa joie d’avoir pu composer pour ce jeune virtuose une œuvre qui rappelle dans son intitulé B A C H les quatre notes si bémol, la, do, si naturel, qu’il n’est pas le premier à utiliser. Il précise que si « les noms des notes ne forment pas de référence spécifique à Bach, il se trouve évidemment une relation symbolique ». Dans ce que Serebrier appelle concerto, l’emploi de cette suite de notes est constant. Pour l’auditeur, il s’agit, au-delà de l’aspect concertant, d’un partenariat étroit du piano avec l’orchestre, dans une perspective élégiaque et foisonnante en quatre mouvements enchaînés, que le compositeur définit en disant qu’il s’agit de reflets « des sentiments et des humeurs qui peuvent néanmoins être difficiles à décrire en paroles ». Et tout autant en mots pour le critique, pourrait-on ajouter ! Car cette partition entraînante au cours de laquelle la percussion se taille une belle part dans un univers à la fois violent, triste et mélancolique, est très personnelle. L’écriture de Serebrier, comme on le constate dans les autres pièces du programme, n’est pas abstraite, elle contient souvent des élans lyriques et chantants qui lui confèrent un attrait immédiat auquel il est difficile de résister. Dans ce contexte, Alexandre Kantorow se meut avec aisance et brio, alternant les moments tendres comme les côtés percussifs d’un piano en dialogue avec les autres instruments, jusqu’à la mystérieuse extinction finale.
Deux autres premiers enregistrements mondiaux figurent au programme, des pages de 2018 : une transcription émouvante de la sixième des Romances op. 6 de Tchaïkovsky qui évoque la tristesse de la solitude, et Laments and Hallelujahs, qui rappelle la visite de Jésus à Marthe et Marie, les sœurs de Lazare. La beauté éthérée de cette pièce d’un peu moins de douze minutes agit de manière fascinante. Comme l’explique Serebrier, on entre dans un espace de méditation, premier titre qu’il avait conféré à ce moment de tristesse qui se transforme en résurrection, dans une lente évocation nocturne qui évolue, comme dans un rêve, vers un accomplissement sonore avec déploiement orchestral et effets (piano, cloches, percussion) jusqu’à ce qu’une surprenante et brève intervention éclatante du chœur (en coulisses ou derrière le public lors de concerts) vienne saluer l’espoir avant de se fondre dans le silence. C’est à la fois mystique et énigmatique…
On remonte aussi le temps avec un Adagio de 2014, orchestration nostalgique d’une Vocalise a cappella écrite par Serebrier à l’âge de quinze ans. Le talent était précoce… Il y a encore un axe (35 minutes) qui tourne autour du Tango, illustré par quatre œuvres, dont l’une est récente (2018), Last Tango before Sunrise : il s’agit, dans un tapis de profonde tristesse respectueuse, d’un hommage à la mémoire de l’épouse de l’éditeur critique Martin Anderson. Deux autres partitions, Tango in blue (2001) et Casi un Tango (2002), sont des pièces à caractère populaire, la seconde bénéficiant ici de l’apport langoureux du cor anglais ; cette « musique de salon » a été déclinée pour divers autres instruments en solo.
Reste le Concerto pour flûte avec Tango de 2008, déjà publié sur un CD BIS-1789 (avec des pages de Vine, Izarra et Ginastera), consacré à la flûtiste israélienne Sharon Bezaly, née en 1972, qui a fait ses débuts avec Zubin Mehta et le Philharmonique d’Israël. Cette artiste qui a appris avec Aurèle Nicolet le principe de la respiration circulaire, a inspiré une vingtaine de compositeurs, au nombre desquels on compte Kalevi Aho, Sofia Goubaïdoulina ou Christian Lindbergh. C’est en 2009 que cet enregistrement a été réalisé, le seul du présent CD qui ne soit pas dirigé par José Serebrier mais bien par l’Australien Richard Tognetti, qui est à la tête de l’Australian Chamber Orchestra, en digne partenaire. Ce Concerto pour flûte est un tourbillon technique et lyrique qui permet à l’instrument d’utiliser tous les registres de sa palette sonore, de la séduction des nombreuses parties poétiques jusqu’à l’incandescence de pyrotechnies ensorcelantes. Les cinq mouvements, dont une Cadenza éperdue ouvre le deuxième, sorte d’improvisation contrôlée au chant virtuose, entraînent l’auditeur dans un monde enchanteur qui n’exclut ni la dramatisation des effets ni l’aspect dansant. Dans la notice, Serebrier explique le titre de sa partition par le quatrième mouvement Tango inconclusivo « laissant mon tango en l’air au milieu d’une phrase, de sorte que l’auditeur puisse tirer sa propre conclusion ». Effet saisissant garanti, tout de suite aspiré par un Allegro comodo virevoltant qui permet à la flûte et à l’orchestre de rivaliser dans une course effrénée qui s’achève dans l’exaltation. Sharon Bezaly est époustouflante de bout en bout, finesse, subtilité et magie sonore en démonstration.
Voilà un CD très original qui permet, si ce n’est déjà fait, de découvrir un répertoire qui a la qualité de proposer des pages mélodiques d’une inspiration entraînante, dans un langage personnel qui n’oublie jamais la musicalité et possède la capacité d’introduire, raconter et développer un thème. Certains y verront peut-être un manque de complexité, mais ils ne pourront nier l’attrait éprouvé lors de l’écoute. N’est-ce pas là l’essentiel ?
Son : 9. Livret : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix