Cinquième volume de l’intégrale pour clavier par Benjamin Alard : Bach à Weimar

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Complete Works for keyboard. Vol 5. “Toccata” - Weimar 1708-1717. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Toccatas & Fugues en ré mineur BWV 538, en fa majeur BWV 540, en ré mineur BWV 565. Préludes & Fugues en la majeur BWV 536a, en la mineur BWV 543, en ut majeur BWV 545a. Trio en ré mineur majeur BWV 528/2a. Chorals du recueil Kirnberger BWV 695-699, 701-704, 706, 713. Autres chorals BWV 722, 727, 729-732, 738a, 747. Wo Gott, der Herr, nicht bei uns halt BWV 1128. Sei gegrüsset, Jesu gütig BWV 768. Prélude & Fugue en la mineur BWV 895. Fantaisie & Fugue en la mineur BWV 904. Toccatas en fa dièse mineur, ut mineur, sol majeur BWV 910-911, 916. Concertos BWV 981, 982, 985, 987. Benjamin Alard, clavicorde Émile Jobin (1998), clavecin à pédalier Philippe Humeau (Barbaste 1993), orgue Blumenroeder du Temple du Foyer de l’Âme (Paris). Livret en français, anglais et allemand. Avril 2019 à septembre 2020. TT 64’28 + 60’18 + 59’52. Harmonia Mundi 3 CDs HM 902463.65

Après trois volumes respectivement consacrés aux influences nordiques, françaises et italiennes, ce cinquième jalon renoue avec une approche chronologique et pose ses valises dans la sphère de Weimar où se sédentarisa le compositeur entre 1708 et 1717. De cette époque datent quelques grandes pages pour orgue, et une série de Toccatas pour clavecin. Pour travailler les divers styles européens, Bach transcrivit pour le clavier des concertos à la mode (Telemann, Benedetto Marcello) et du jeune Prince Johann Ernst. Instruit de ces exemples et fort d’un labeur qui les incorpore dans un creuset singulier, le génie se décante : on admire une « refonte complète du spectre expressif [qu'il] avait appris de ses prédécesseurs et la formation d’un langage sonore vraiment personnel et unique, dont est éliminé tout stéréotype » conclut la notice de Peter Wollny.

Comme dans les précédents maillons de son intégrale en cours, Benjamin Alard assume la partialité de ces choix d’instruments et la distribution des pièces qu’il leur attribue. Une éclairante audace qui permet de « réétudier la façon d’interpréter les œuvres et de les faire vivre autrement » nous indique-il. Le clavicorde fait ici son apparition dans le projet, et dans rien moins que des BWV 981, 982, 985 et 987 habituellement servis sur le brio d’un clavecin. La note liminaire (« Éloge du clavicorde ») vante la sensualité de ce discret instrument où cordes et touches interagissent presque sans intermédiaire, et grâce auquel ces quatre concertos « dont l’univers n’a a priori rien d’intime, révèlent au contraire la profondeur de cette musique ». On ne saurait mieux dire, même si le résultat déroute au premier abord. L’approche intéresse dans le panel de chorals en fughetta (tirés du recueil Kirnberger) ou parsemés d’intermèdes en passaggio : un univers liturgique rendu à une piété toute domestique. Dommage que la captation très proche grossisse des basses adipeuses et contondantes, et pervertisse par prosaïsme la perception d’un toucher intrinsèquement raffiné.

Pour les Toccatas, Benjamin Alard reste fidèle à un clavecin à pédalier déjà utilisé dans le volume 4 pour faire resplendir les concertos d’après Vivaldi. Ce somptueux modèle façonne toute l’ampleur des BWV 904, 910 et 911, valorisés par un aplomb et une respiration souverains. On apprécie aussi le délié de la partita Sei gegrüsset, Jesu gütig. Plus surprenant de lui confier des pages associées au catalogue organistique, comme le BWV 536, et la Toccata & Fugue dite « dorienne » qui au demeurant ne manque pas d’envolée. 

Pour le CD 1 a été choisi le récent orgue (2009) du Temple du Foyer de l’Âme (Paris XI), « d’esthétique saxonne ». Un petit instrument (21 jeux) optimisé pour le continuo. Il échoit pourtant de la célébrissime Toccata & Fugue en ré mineur et de son hanséatique zèle en Stylus Phantasticus, vedette du répertoire à tuyaux dont on a dans l’oreille maints enregistrements sur des tribunes d’apparat. La robustesse de l’instrument et ses vigoureuses ressources (outre un Posaune 16’ au pédalier, anches en 8’ et 16’ aux claviers) ne laissent cependant pas sur sa faim. De ce BWV 565, Benjamin Alard livre une lecture roide et cursive, d’une convaincante variété rhétorique et agogique : exergue qui interpelle par ses hiatus et son ton abrupt, subtil ralenti pour propulser l’essor de la mesure 10 (0’50)… Pour sa part, le vaste diptyque en fa majeur BWV 540 bénéficie d’une opulente exécution, pleine de lumière et de santé.

Parmi les options textuelles, les BWV 543 et 545 sont appréhendés dans des moutures primitives (par exemple, l’introduction moindrement ouvragée du Prélude BWV 545a attaque directement sur une pédale d’ut). La registration rocailleuse du Prélude en la mineur lui confère une étrange raucité, qui se maintient dans la fugue sans communiquer le vertige de nos versions favorites (Olivier Vernet à Porrentruy chez Ligia, Olivier Latry à Vichy, BNL). Le programme de ce disque inclut une sélection de choralvorspiele dont le Christus, der uns selig macht de paternité contestée et le Wo Gott der Herr nicht bei uns hält dont le rang de catalogue (BWV 1128, anciennement Anh. 71) atteste la récente levée de doute.

Le volet au clavicorde suscite quelques réserves d’ordre sonore ; on pourra sourciller face à quelques binômes œuvre/instrument. Mais globalement cette nouvelle étape soulève l’enthousiasme, et ménage son lot d’heureuses surprises, qui revisitent le laboratoire d’expérimentation du Cantor, en route vers l’accomplissement de sa glorieuse période de Leipzig. Avant cela, les quelques années à Köthen verront naître le premier Livre du Wohltemperiertes Clavier, que Benjamin Alard réagence dans le volume 6 qui vient de paraître. Encore une preuve que cette intégrale n’est jamais avare d’idées neuves pour aiguiser notre curiosité.

Son : 8 (clavicorde) à 9,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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