Wozzeck magnifié au Liceu

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On conviendra aisément, sur le principe, que la réussite idéale d'un opéra dépend de la combinaison et de l'équilibre d'une série de facteurs-clés : des chanteurs talentueux et engagés, un travail musical d'envergure, un metteur en scène capable de rechercher dans l'âme du compositeur ou du dramaturge et même d'en magnifier le travail et, enfin, des décors et costumes à la hauteur des meilleures espérances... La production du Festival de Salzbourg 2017 présentée actuellement au Liceu réunit tous ces éléments à un degré absolument superlatif. Et l'oeuvre de Buchner, malgré ses deux-cents ans, reste d'une actualité malheureusement cuisante : violence envers les femmes, inégalités sociales, abus de pouvoir, misère et guerres continuent sans prendre une ride... Il est curieux de constater qu’à Valencia, la maison d'opéra la plus proche du Liceu, on programme aussi en ce moment un autre Wozzeck. Alban Berg avait été bouleversé par la pièce au théâtre et se sentit investi par le personnage. Fonctionnaire au Ministère de la Guerre pendant le premier conflit mondial, il écrivait à sa femme en 1918 : « pendant ces cinq ans de guerre j'ai été enchaîné, captif, malade, résigné et, finalement, humilié » Ce sont ces éléments qui vont déchaîner la violence jalouse et la folie de Wozzeck envers Marie, victime innocente d'une structure sociale injuste et absurde. Ce chef d'œuvre est un prodige d'inventivité musicale, en particulier en matière d'orchestration : les couleurs orchestrales sont sans fin et l'utilisation des principes sériels sert parfaitement à souligner l'expressionnisme de la théâtralité de Buchner. Même si une bonne partie de la musique contient des éléments à la tonalité bien tranchée... Le mot de Novalis comme les sons de la harpe éolienne, les objets doivent se présenter en une fois, sans causalité, sans trahir leur instrument semble bien à propos pour définir la musique de Wozzeck. Il faut saluer là le travail extraordinaire du chef Josep Pons qui a su extraire toutes les subtilités théâtrales de la partition, nous offrant des moments saisissants avec des pianissimi insaisissables, des percussions inquiétantes ou des fortissimi implacables. On peut, hélas, encore déplorer son manque de soin pour éviter de couvrir les chanteurs ici et là, ce qui est un paradoxe pour le responsable musical d'une maison d'opéra !

L'artiste plasticien sud-africain William Kentridge est né de deux parents avocats, d'origine lituanienne, ayant exercé pendant des années à la défense des victimes d'apartheid. Autant dire qu'il a développé une sensibilité accrue envers les victimes de violence. Un rétrospective récente de son œuvre au Musée d'Art Moderne de Catalogne mettait l'accent sur la question, mais les restrictions pandémiques ont diminué l'écho de cette initiative. Il a abordé, selon ses dires, pour la première fois la mise en scène avec une œuvre de Buchner. Et l'opéra en 1998 à La Monnaie avec la célèbre production de Il Ritorno d'Ulisse in Patria de Monteverdi, où intervenait la compagnie de marionnettes Handspring Puppet Company de Johannesburg. Un succès qui a marqué son époque et fait le tour du monde. On retrouve ici des éléments récurrents de son langage : le recours à ses fameux dessins au fusain, animés ou retravaillés en vidéo, ou la marionnette qui représente l'enfant malheureux de Marie et Wozzeck. Significatif...

Planté dans un décor bigarré qui rappelle aisément un scénario de guerre (il citera plus tard nommément l'horreur de la bataille d'Ypres), l'envergure du travail scénique de Kentridge, secondé par Sabine Theunissen pour les décors, Catherine Meyburg pour la vidéo et Urs Schönebaum pour la lumière, survole toute la représentation en y apportant un rythme permanent qui tend à approfondir par des images suggestives les états d'âme tantôt tragiques, tantôt guillerets des personnages. Le Hauptmann est campé par un délicieux Mikeldi Atxalandabaso, parfaitement tragique dans le comique de son rôle. La Hollandaise Annemarie Kremer a remplacé Elena Zhidova, malade. Avec un panache et une qualité vocale irréprochables : le son est chaleureux, ample et brillant sur toute la tessiture (assez redoutable, en fait) avec ce savant mélange de brillant et de soyeux dans l'émission que très peu d'artistes connaissent. Son personnage est riche de contrastes et ses trois grandes scènes en solo resteront parmi les moments les plus émouvants de la soirée. Mais, en parlant d'émotions, celles qui nous transmet Matthias Goerne, le grand « liederiste », impressionnent aussi car il s'avère être un Wozzeck grandiose par la simplicité et la sincérité qu'il apporte à ce pauvre bougre abusé par le pouvoir de son capitaine, par les redoutables expérimentations cliniques de ce Docteur charlatan préfigurant Mengele ou par la trahison de sa femme avec le pétulant Tambour Major, magnifiquement défendu cette fois-ci par Torsten Kerl. Peter Tansits en Andres, Peter Rose en Doctor et Rinat Shaham en Margret complètent une distribution de tout haut niveau. Des choeurs inventifs et précis contribuent aussi à un succès sans faille.

Barcelone, Liceu, le 2 juin 2022

Xavier Rivera

Crédits photographiques : Ruth Walz

 

 

 

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