Concert-anniversaire Giya Kancheli: Entre rétrospective et révélation
Concert à guichets fermés ce 28 septembre à Bozar. S.E. Natalie Sabanadze, ambassadrice de Géorgie à Bruxelles, le Ministère géorgien de la Culture et le Ministère flamand des Relations Extérieures avaient réuni autour de Giya Kancheli ses amis les plus chers, ainsi que (protocole oblige !) quelques figures officielles. C’est dans l’intimité du Studio du Palais des Beaux-Arts qu’une délégation de l’orchestre philharmonique de Géorgie, placée sous la direction de Nikoloz Rachveli (au piano), épaulée par Giorgi Tsagareli (alto), Nato Metonidze et Liza Bagrationi (voix), allait rendre un hommage mérité à la figure de proue de la musique contemporaine géorgienne. En première partie, un arrangement pour alto de Chiaroscuro reçut un accueil révérencieux. Succès d’estime, s’il en est, sans commune mesure avec celui qu’allait obtenir la suite du programme. Car, en seconde partie, Kancheli nous réservait une surprise de taille… En effet, si le compositeur deux fois quadragénaire est connu avant tout en Occident pour ses œuvres symphoniques et sa musique de chambre de grandes dimensions, cette soirée remarquable nous révéla combien ces œuvres ont éclipsé de miniatures exquises. Nous l’avions presque oublié: l’esthétique de Kancheli doit beaucoup à ses jeunes années passées à Tbilissi en tant que Directeur Musical du Théâtre Rustaveli. De fait, dans sa patrie d’origine, la popularité du compositeur géorgien – établi à Anvers depuis 1996 – tient principalement à une quarantaine de partitions écrites pour la scène et une cinquantaine de bandes originales de film. Nous attendions donc avec amusement d’entendre quelques unes de ces pages, inconnues dans nos contrées, dont seule une poignée de Themes from the Songbook, gravés par ECM à l’initiative du fils du compositeur, nous avait jusqu’ici donné un maigre avant-goût (voir le disque ECM 2188 274 3230). L’ambiance « café-concert » que nous anticipions fut, certes, au rendez-vous; mais c’est, bien plus, à un feu d’artifice d’émotions que nous vous fûmes conviés ! A ceux – sans nul doute, nombreux à l’Ouest – qui l’ignoraient, Kancheli fit entendre qu’il pouvait avoir beaucoup d’humour: un humour franc, ou caustique à la manière de la Suite Gogol de Schnittke. Pour autant, la mélancolie si chère à l’auteur de Pleuré par le Vent imprègne aussi nombre de ses œuvres de circonstance. Les thèmes lyriques et aériens, qui planent si souvent, tels des fantômes, dans les œuvres symphoniques de Kancheli, sans trouver leur envol, se déploient ici sans retenue: tangos, valses et autres danses nobles et sentimentales n’auront pas manqué, ce soir, d’arracher quelques larmes. Frissonnant, tantôt sous le velours de l’alto langoureux d’un Tsagareli très juste, tantôt sous le charme ineffable des deux cantatrices, tantôt encore sous le sortilège des harmonies bleues du piano et du vibraphone, le public, aussi guindé fût-il, resserra rapidement les rangs pour communier à la magie du moment, qui nous laissa sans voix. A l’issue de ce périple extraordinaire, nous reste une question: mais comment se peut-il que les firmes de disques aient cru opportun d’occulter si longtemps un pan entier de la production du compositeur géorgien? Pourquoi ECM – qui a, par ailleurs, tant contribué à la diffusion de sa musique de concert – ne nous a-t-elle servi que quelques rares fragments de ces pièces écrites pour Hamlet, Richard III, La vie de Don Quichotte, Khanuma et Les Excentriques, alors qu’il a su faire honneur, par exemple, à la musique de film, tout aussi somptueuse, d’une Eleni Karaindrou? Est-ce par crainte de « mélanger les styles »? N’a-t-elle pas droit de cité, cette musique, dite « légère » mais qui pèse sur les cœurs non moins que la musique « sérieuse »? Répondre par la négative serait commettre une bien grossière erreur ! Car, si les œuvres délicieuses offertes à nos oreilles ébahies lors de cette soirée inoubliable n’ont pas la gravité de la musique symphonique de Kancheli, on y goûte à la même émotion. Et l’on en redemande ! A bon entendeur…
Olivier Vrins
Bruxelles, Bozar le 28 septembre 2015