Concertos pour clavecin de Bach : hédonisme et calligraphie, un nouveau paradigme ?

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Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Concertos pour clavecin n°1 en ré mineur BWV 1052, n°2 en mi majeur BWV 1053, n°4 en la majeur BWV 1055, n°7 en sol mineur BWV 1058. Francesco Corti, clavecin ; Ensemble Il Pomo d’Oro. 2019. Livret en anglais. TT 64’08. Pentatone PTC5186837


Graver aujourd’hui ces concertos où, depuis les années 1950, se sont illustrés les grands clavecinistes de leur génération, c’est admettre qu’il y a des idées avant soi, et peut-être déjà du monde dans vos étagères. Gustav Leonhardt (Seon), Ton Koopman (Erato), Trevor Pinnock (Archiv), Christophe Rousset (L’Oiseau-Lyre) jalonnèrent leur temps. Face à pareil héritage, périodiquement abondé, aucun impétrant ne saurait faire table rase. Mais on peut du moins renverser la table, comme le prouve ce disque.

La réussite est si flagrante qu'elle pourrait se passer d'arguments. Détaillons toutefois quelques innovations et marqueurs distinctifs.

Premier constat, des effectifs étoffés : dix cordes (3/3/2/1/1 + clavecin d’appoint), c’est quasiment un orchestre symphonique comparé aux tendances chambristes dominantes, que l’on nous annonce toutefois pour le prochain volume. Ici le livret invoque un continuo attesté pour le BWV 1055, plaidant pour plusieurs pupitres par partie. Francesco Corti a extrapolé aux trois autres concertos qui lui semblent appeler un ensemble élargi. Pertinente conjecture.

Deuxième constat : la beauté du clavecin (1998) construit par le facteur milanais Andrea Restelli. Le même (il en a fabriqué une vingtaine sur ce modèle) qu’avait choisi Céline Frisch pour son enregistrement (2018) du Livre II du Wohltemperiertes Klavier : non une copie (comme on peut le lire sur certains sites mal informés) mais un dérivé du célèbre « Christian Zell 1738 » conservé au Germanisches National Museum de Nuremberg. Augmenté d’un clavier et d’un ambitus étendu. Capable de densité, mais aussi d'une pétillante acuité mécanique. Ainsi le zèle aciculaire pour le bariolage du BWV 1052 (2'13, m.62), opiniâtre voire encore plus vertigineux que Pierre Hantaï sur son Kennedy/Mietke (Astrée, 1993), tel une danse de derviche tourneur. Solide dans son assise, gerboyant dans ses harmoniques, aéré dans ses mélanges, acéré dans ses piqûres. Cet instrument, un banquet !

Troisième constat, et pour filer la métaphore épulaire : l’interprétation dresse le couvert en toute équité. Sur certains enregistrements, le clavecin peine à se faire audible ou à se faire respecter, les cordes lui volent la vedette. Soyons honnête : même dans nos disques préférés, combien ne nous infligent quelque trou d’air dans les passages concertino, où le clavier semble réduit au rôle de clavicembalo obbligato ? Sur d’autres enregistrements, on souhaiterait n’entendre que lui, notamment pour d’anciens microsillons disqualifiés par un accompagnement trop sommaire ou sirupeux (« démodé », même si cette notion n’a guère de sens absolu). On peut toujours s’émouvoir de la leçon de Thurston Dart (L’Oiseau-Lyre), George Malcom (Decca), ou Ralph Kirkpatrick (Archiv). Mais leurs cordes… Ici avec les Pomo d’Oro, la balance soliste/ripieno s’avère exemplaire. Tant pour l’équilibrage purement sonore (merci aux micros de Pentatone, splendide captation !) que pour l’appariement du dialogue. Y compris dans l’allegro ma non tanto du BWV 1055 dont les zébrures d’archets peuvent vampiriser le soliste : malgré ces rivales échancrures, le virtuose italien n’y pâlit pas et maintient sa présence, son aplomb, voire sa préséance.

Quatrième constat : quant aux tempi, voilà du neuf pour les mouvements centraux. Selon des sources d’époque qu’il a consultées (mais qu’il omet de citer), Corti estime qu’on a tendance à les jouer trop lentement. On pourrait en débattre, mais il en tire des conséquences inouïes, par exemple la Sicilienne du BWV 1053. Les aréopages à un par partie ne sont pas forcément plus rapides que les attelages à plusieurs : semblable noire pointée à 30 pour la cohorte de Karl Münchinger à Stuttgart (Decca, 1963) et pour le petit comité du Melante de Bob von Asperen (Virgin, 1991) -rares sont les interprétations qui excèdent ce tempo moyen. Et la tendance n’est pas historiquement linéaire ; les plus anciennes ne sont pas forcément les plus paresseuses : noire pointée à 32 pour Café Zimmermann (Alpha, 2004) mais jadis 36 pour Karl Richter (Archiv Produktion, 1971). Avec les « Pommes d’or », on active le métronome à 40 ! Une telle fluidité réinvente une physionomie qui bouleverse la nature-même de ce 12/8, en suggérant la mobilité plutôt que l’alanguissement.

Cinquième constat, notre équipe n’est pas pétrifiée devant un mythique Urtext. Pour la suffisante raison que différentes moutures coexistent, Corti nous dit avoir aménagé certaines structures da capo, complétées par des variations de son cru. Rassurez-vous, rien ne déstabilise. Au demeurant, l’ornementation est fleurie (avec de tels doigts, pourquoi s’en priver) mais sans outrance -le flux coule de source.

Plus généralement, et subjectivement, venons-en à l’esthétique.

Qu’on les connaisse en tant qu’accompagnateurs d’œuvres lyriques ou concertantes (albums Bach avec Shunske Sato ; Vivaldi, la compilation Virtuosissimo avec Dmitry Sinkovsky…), la réputation de cette jeune troupe n’est déjà plus à prouver. Mais nous avait-elle préparés à l’avènement qu’érige le présent CD ?!

La réponse est non seulement affaire de niveau, mais peut-être de substance. Tant la manière atteint ici un degré supérieur, et peut-être un syncrétisme que leurs précédentes réalisations n’avaient qu’entrevu.

On peut déplorer que certaines chapelles frénétiques (j’allais écrire hérétiques, mais feignons l’impartialité) contribuent à vider les notes de leur noyau. Ici les traits arrachés, les coloris, la diction restent au faîte de la rhétorique baroque « HIP ». Toutefois ni recto tono janséniste, ni verdeur capricante : l'éloquence s’agrège plus près du consensus que du dogme et n'hésite pas à emprunter certaines tournures qu’on croyait d'un autre âge. À l’instar des premiers Vivaldi des Sonatori de la Gioiosa Marca chez Divox qui, voilà un quart de siècle, ramèrent à contrecourant des audaces ultramontaines ?

Prenons la ritournelle du BWV 1058 : quel legato pour les arpèges en double-croches ! Quelle expressivité sur les noires et noires pointées (0'09-0'15), sur la longue blanche (1'27) de la reprise : le spécimen de tenuto en soufflet qu'on n'avait entendu aussi franc et désinhibé depuis des lustres, à tel point qu’assumer ce type de « crescendo sur la note » (vaguement romantique) semblait devenu persona non grata.

Ponctuation, découpage des phrases, variété des accents, le plein et délié du stylet, la modulation dynamique, ces paramètres s’agencent en toute cohérence, comme imposant une nouvelle graphie. Délaissant l’orthogonalité, l’empâtement, la raideur pour mieux privilégier la souplesse des coups d’archets, la malléabilité d’un ductus qui s’adapte naturellement aux flexibilités du texte et en revivifie la syntaxe. Comme si d’un eurêka un scribe révoquait la capitalis quadrata pour l’onciale.

Chaque intonation s’intègre imparablement à la logique collective. La perméabilité des nuances, la capillarité des échanges atteignent un suprême réseau d’interaction ! Rien de provoquant à vrai dire. On est loin de la fantasque caractérisation de Béatrice Martin & les Folies françoises (Cypres), remarquable essai dans le genre « cabinet de curiosités ».

Les Pomo d’Oro révèlent plutôt des textures dignes des grands peintres mimétistes. Zones et strates se bordent sans s’imprégner, s’influencent sans embu, les plans se répondent : tuilages délicats, touches de pinceaux en écho, luisances en rappels, dialogue de glacis mutualisent leurs ressources pour crédibiliser la moindre fibre du tableau. Comme ce que les Goncourt écrivaient de Chardin : « s'il ne mêle pas ses couleurs, il les lie, les assemble, les corrige, les caresse avec un travail systématique de reflets, qui, tout en laissant la franchise à ses tons posés, semble envelopper chaque chose de la teinte et de la lumière de tout ce qui l'avoisine. »

Les exercices contrapuntiques de Bach trouvent à renaître par ce plaisir esthétisé de la figuration. Écoutez le foudroyant début du BWV 1052 ! Plénitude de l'expression qui ne laisse vaquer aucun détail, profusion qu’accuse la vivacité rythmique, saturation du spectre où toutes les strates se subsument à la respiration globale. Les Pomo d'Oro ne sont pas les seuls à nous offrir ces vertus. Mais ce cumul d'autorité rayonnante et de sollicitude, de transparence et de densité, de sensualité et de rationalisme, d'astringence et d'opulence, de luxe et de pragmatisme : qui d'autre pour homogénéiser une telle palette ?

Éviter le scandale de la forme brute, tout nous rendre utile et commensurable, agréable et comestible, dénombré, désambiguïsé et spontanément assimilable. Cette docile marchandise, préhensible et vernissée, tend une corbeille à notre gourmandise et à notre admiration. Considérons l'Andante du BWV 1058, où le cortège de croches ressemble d’habitude à la sieste éructescente d'un dîneur repu (aussi bien les cordes autour de Trevor Pinnock ou Andreas Staier, notoires exemples pour gager que leur approche n’est en rien péjorative). Ici la droiture, la hauteur de vue des Pomo d'Oro manifestent une liturgie domestique sacralisant la trace du quotidien, sanctuarisant sa valeur d'usage, chaque ustensile devenu dignitaire, chaque denrée le reliquat d'un sacrifice totémique. Par analogie picturale, on penserait aux petits déjeuners peints par Willem Claeszoon Heda (c1593-1680) dont les reliefs de jambon, de hareng ou de tartelette aux mûres s’exposent comme des offrandes sur les patènes, dont les coupes renversées consacrent le vestige de libation comme une communion par le calice.

Nous évoquions Chardin, mais ce temple d'un incessant commerce, ces tranches de vie essentialisées et ostensibles, ces stilleben de commensalité, accueillantes et signifiantes comme un pavillon-témoin, nous inciteraient volontiers à paraphraser ce que Roland Barthes (Lettres nouvelles, 1964) écrivait des vieux maîtres hollandais : lubrifier l’oreille au sein d'un empire à sa mesure, la faire glisser « le long d’objets dont l’énigme est dissoute et qui ne sont plus rien que des surfaces faciles ».

Inutile d’ajouter combien l’auditeur sera comblé par cette vitrine méritant large chalandise. Mais qui, attention, vous impliquera droit dans les yeux, et là réside sa profondeur. De champ et de partage.

Alors, au-delà de l’imagerie que vous pourrez concevoir : nouveau paradigme pour ces concerti de Bach ? L’accroche serait volontairement pompeuse pour attirer votre intérêt sur ce volume 1. Peut-être moins armé pour une révolution que pour la quintessence heureuse d’un style. Ce que confirmera, espérons-le, la prochaine livraison –confidence, le volume 2 vient d'être enregistré voilà quelques semaines…

Christophe Steyne

Son : 10 - Livret : 9 - Répertoire : 10 - Interprétation : 10

 

 

 

 

 

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