Corps et cœur éclatés à Aix-en-Provence

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Un choc de nouveau, tout aussi fort sinon davantage. Ceux de nos lecteurs qui ont leurs habitudes à La Monnaie se souviendront de leur bouleversement à la découverte il y a quatre ans du Lenz de Wolfgang Rihm tel qu’Andrea Breth l’avait mis en scène, tel que Georg Nigl le magnifiait dans son interprétation. Les voici au Festival d’Aix-en-Provence. 

Ce qu’Andrea Breth nous donne à vivre dans les treize « stations » du calvaire de Lenz, c’est un corps et un cœur éclatés. Tous les lieux physiques et psychiques de la déperdition du pauvre Lenz sont là, dispersés, mais convergents : rochers, table renversée, filets d’eau, lit médical, double-acrobate de Lenz, miroirs qui font perdre toute certitude quant à la réalité de ce qui apparaît, personnages qui ne semblent exister que dans son pauvre esprit pulvérisé, tension, violence, hallucinations.

Ce que Georg Nigl nous offre, c’est un Lenz d’une incroyable intensité. Physique dans les culminations d’agitation fiévreuse et de prostration. Vocale dans une partition si exigeante, si difficile, épuisante, allant du sprechgesang au cri et au murmure ou au falsetto. Ses partenaires, Wolfgang Bankl en pasteur Oberlin, et John Daszak en médecin Kaufmann, le rejoignent en des duos et trios poignants.

Tout cela, qui atteint les spectateurs au plus profond, est l’aboutissement accompli d’une longue chaîne humaine qui mène de Jakob Lenz, le poète, à Andrea Breth, la metteure en scène, en passant par Georg Büchner, le dramaturge allemand du début du XIXe siècle, et Wolfgang Rihm, le compositeur, allemand lui aussi, de la seconde moitié du XXe siècle -il est né en 1952.

Jakob Lenz (1751-1792) est un poète préromantique exalté. Il se lie d’amitié avec Goethe à Strasbourg et tombe alors follement amoureux de Friederike Brion, l’ancienne maîtresse de Goethe. La Friederike invoquée dans l’opéra. Sa santé mentale périclite. On le retrouve à Winterthur chez Christoph Kaufman, un pharmacien-médecin qui s’occupe un peu de lui avant de l’envoyer en Alsace chez Oberlin, un pasteur, renommé pour ses méthodes douces dans le traitement des maladies mentales. Après avoir quitté Oberlin, il ira mourir à Moscou.

Georg Büchner connaît lui aussi un destin fulgurant : né en 1813, il meurt du typhus à l’âge de 24 ans, après nous avoir laissé des œuvres essentielles : La Mort de Danton, Léonce et Léna ou Wozzek. Ayant découvert en Jakob Lenz, dans des notes laissées par Oberlin, une sorte de « frère » en désespérance existentielle, il lui consacre une nouvelle, fondement du livret de l’opéra de Rihm.

Et c’est en effet au tour de celui-ci de faire sienne, en 1977-1978, cette destinée, lui le compositeur prolifique (plus de 350 opus dont 7 opéras) dont le thème de prédilection est l’artiste maudit, inadapté à son époque et à lui-même, dont la folie est sans doute produite par une société qui le marginalise et l’exclut. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait été aussi inspiré par Antonin Artaud, « le suicidé de la société ».

Wolfgang Rihm conçoit alors une partition aux couleurs de la folie et de la désespérance : orchestralement, ils ne sont que onze dans la fosse, les cordes étant réduites aux violoncelles, les percussions (dont une enclume) ponctuant les étapes du calvaire, agents ou rappels d’une destinée inéluctable. Ingo Metzmacher mène l'Ensemble Modern à l’incandescence. 

Le paradoxe de cette production est celui de tant de réussites scéniques : le plus sombre des univers s’impose dans tout son éclat, dans tous ses éclats !

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques : Patrick Berger

 

 

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