De Kinderen der Zee: une remarquable redécouverte

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On n’apprendra rien à personne en faisant observer que les organisateurs de concerts en Belgique ne se signalent que rarement par leur souci de mettre en valeur le patrimoine musical du Plat pays, ce qui est franchement regrettable d’autant plus que ce ne sont pas les (re)découvertes à faire qui manquent.

On n’en félicitera que davantage Alain Altinoglu d’avoir mis à l’affiche cette saison deux représentations en concert de De Kinderen der Zee (Les enfants de la mer), unique opéra du compositeur Lodewijk Mortelmans (1868-1952). Mortelmans travailla 15 ans à cette oeuvre pour laquelle il choisit de mettre en musique la pièce éponyme de Rafaël Verhulst, et qu’il mena à bien en août 1915 alors que la Première Guerre mondiale faisait rage. L’Opéra Royal flamand d’Anvers avait d’abord envisagé de créer cet opéra en 1918 en vue de marquer le vingt-cinquième anniversaire de l’institution. Mais les séquelles du conflit firent cependant que ces plans prirent du retard, de sorte que la première dut attendre jusque mars 1920. Si la critique musicale salua unanimement la musique, la mise en scène et les décors, elle se montra plus réservée sur certains interprètes mais surtout sur le livret, jugé assez faible et insuffisamment théâtral (nous y reviendrons). Il faut ajouter que la personnalité de l’auteur de la pièce n’était sans doute pas étrangère à certains jugements. (Rafaël Verhulst était en effet un personnage contesté. Fervent partisan de la cause flamande, il fut condamné à mort en 1920 pour collaboration avec l’ennemi : rédacteur en chef du journal Het Vlaamsche Nieuws, organe de l’activisme flamand, il siégea également au Raad van Vlaanderen -Conseil de Flandre-, parlement officieux constitué sous l’oeil bienveillant de l’occupant et qui proclama l’indépendance de la Flandre en 1917. L’intéressé s’étant réfugié aux Pays-Bas, la peine ne put être exécutée.) Très peiné par l’accueil de la critique et le fait que De Kinderen der Zee ne connut que sept représentations, Mortelmans décida d’interdire toute représentation scénique de l’oeuvre. Il en fit cependant entendre le troisième et dernier acte en concert à Anvers en 1924 et tira de l’opéra une suite orchestrale et vocale de 90 minutes exécutée à Anvers également en 1942.

C’est donc un public à l’affût de la découverte qui se pressait au Palais des Beaux-Arts pour entendre une oeuvre dont la partition avait pris la poussière pendant plus d’un siècle.

L’intrigue est simple. Une malédiction pèse sur les Mariën, une famille de pêcheurs : tout homme qui prend la mer après son mariage est condamné à périr avant même la naissance de son premier enfant. Ivo et sa jeune femme Stella pensent avoir déjoué le sort, mais il les rattrapera et Ivo périra comme son père et son frère jumeau avant lui.

Compositeur au pedigree impeccable, formé aux Conservatoires d’Anvers -dont il devint plus tard le directeur- et de Bruxelles, Prix de Rome, chef d’orchestre de talent, Mortelmans était un conservateur, apparemment insensible aux bouleversements apportés à la musique de son temps par des artistes tels que Debussy, Schönberg ou Bartók. Dans De Kinderen der Zee, la musique est fermement ancrée dans un idiome post-wagnérien -Leitmotive compris- dont Mortelmans fait un usage remarquable: sens du drame, parfait traitement des voix, présence menaçante de la mer crainte et aimée, orchestration superbe. Ce très sûr instinct théâtral est malheureusement desservi par un livret assez ampoulé (on s’étonne de voir d’humbles pêcheurs manier un néerlandais parsemé de telles fleurs de rhétorique) et qui, surtout, montre des personnages assez conventionnels et psychologiquement pré-découpés : le héros au noble coeur, la mère consolatrice, la fiancée sincère, le sage plein d’expérience, le jeune rival qui sait s’effacer. En plus, on y trouve de nombreux monologues qui ne font guère avancer l’action, qui s’exprime donc davantage par la magnifique musique, durchkomponiert à la Wagner, instaurant un supplément de drame bienvenu. En entendant une musique d’une telle qualité, on se dit que, dans un pays plus soucieux de célébrer ses musiciens, Mortelmans aurait pu acquérir la stature d’un Vincent d’Indy ou d’un Elgar flamand, un compositeur traditionaliste et peu sensible à la nouveauté mais aux compositions d’une indiscutable qualité.

L’exécution de cette très belle oeuvre (dont on espère qu’elle sera enregistrée et gravée de manière à lui assurer la plus large diffusion possible) n’appelle que des éloges, à commencer par la brillante distribution vocale néerlandophone. Yves Saelens, connu comme fin ténor mozartien et de caractère, se métamorphose ici en Heldentenor dans le rôle exigeant d’Ivo. La soprano Tineke Van Ingelgem est une magnifique Stella au timbre clair, maîtrisant sans difficulté les élans lyriques de sa partie. Christianne Stotijn fait entendre un riche mezzo dans le rôle de Geertrui, la mère d’Ivo, qu’elle incarne avec chaleur, dignité et la gravité qui convient.

L’expérimenté baryton-basse Werner Van Mechelen offre un splendide Petrus, le vieux pêcheur qui ne cesse de rappeler la fatalité qui menace les Mariën.

Le ténor Gilles Van der Linden s’acquitte très bien du rôle secondaire du pêcheur Frederik.

La révélation de cette soirée est cependant le jeune baryton Kris Belligh dans le rôle de Bolten -rival d’Ivo qui s’effacera dignement devant ce dernier- où son timbre noir et ses qualités d’acteur font grande impression.

On ne pourra hélas rien vous dire des choeurs qui devaient prendre part à cette exécution, des cas de Covid au sein de ces différentes formations ayant conduit à supprimer purement et simplement leur participation, privant les spectateurs d’un quart d’heure de musique.

L’Orchestre Symphonique de la Monnaie se montre ici sous son meilleur jour -cordes chaudes et souples, bois pleins de caractère, cuivres superbes- sous la direction à la fois précise et pleine de vie de son directeur musical Alain Altinoglu.

Bruxelles, Bozar, 17 octobre 2021.

Patrice Lieberman

Crédits photographiques : Hugo Segers

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