Des Leçons de Ténèbres de Couperin d’une haute élévation

par

François COUPERIN (1668-1733) Leçons de Ténèbres. Caroline Mutel et Karine Deshayes, dessus ; Les Nouveaux Caractères, direction Sébastien d’Hérin. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 49.57. Glossa GCD 922703. 

Paris, 1714. Le règne de Louis XIV touche à sa fin. C’est une période de haute spiritualité, et même de stricte dévotion, avec la part d’exagération que sous-tend ce terme. Comme le souligne Philippe Beaussant dans sa biographie de François Couperin parue chez Fayard en 1980, c’est une époque qui « a aimé cette forme de déploration sacrée, dont les Offices des Ténèbres est le plus remarquable exemple » (p. 210). L’auteur explique que le déroulement attirait la foule, que la mode s’en mêlait et que la musique en tira profit. Couperin composa trois séries de Leçons de ténèbres, mais celles qui étaient destinées au Jeudi et au Vendredi Saint sont perdues. Celles qui subsistent sont celles du Mercredi Saint, qui furent écrites à la demande des Dames religieuses de Longchamp, comme le précise Couperin lui-même en tête de la partition de cette année-là, qui est aussi celle du Premier Livre de clavecin. Le texte de ces Leçons qui est celui des lamentations de Jérémie, dit encore Philippe Beaussant (p. 211) « est en outre l’un des plus beaux poèmes de l’Ancien Testament : c’est une immense élégie sur la destruction du Temple de Jérusalem (ce qui d’ailleurs date ce texte, très exactement de 586 avant J.-C.) et sur le péché d’Israël. » Il s’agit plus précisément des 14 premiers des 22 versets qui constituent la lamentation initiale ; c’est un texte acrostiche, c’est-à-dire que chaque verset est introduit par une lettre de l’alphabet hébreu, entraînant un court prélude vocalisé, et se termine par une invocation au peuple de Jérusalem. On lira dans la notice plus de précisions quant à cette manière de procéder. Le tout est divisé en trois Leçons, Caroline Mutel se chargeant de la première, Karine Deshayes de la deuxième, avant que les deux cantatrices ne se retrouvent dans la troisième.

La discographie de ce chef-d’œuvre de la musique sacrée est impressionnante. Il y a quelques années, une Tribune des Critiques des Disques avait classé en tête la version de 1993 de Gérard Lesne avec Steve Dugardin et le Seminario Musicale, mais il y en a d’autres qui méritent le détour. Celle qui nous est offerte aujourd’hui vient s’inscrire dans la « compétition » avec un réel bonheur. La notice précise que le trio Mutel/Deshayes/d’Hérin travaille ensemble depuis longtemps, rappelant que déjà en 2009, il a donné à Versailles ces Leçons de Ténèbres avec le gambiste Martin Bauer. Ce dernier est à nouveau présent, dix ans plus tard, pour cet enregistrement effectué en avril 2019 en la Chapelle de la Trinité de Lyon, moment qui faisait suite à deux concerts publics donnés dans une commune savoyarde, puis dans la crypte de Notre-Dame de Fourvière. C’est dire à quel point ce projet a été travaillé, expérimenté, peaufiné, avant d’être porté sur disque. Sébastien d’Hérin fait pour ces Leçons une amusante comparaison : « C’est une œuvre truffée de détails, comme un œuf de Fabergé qui tournerait sur lui-même. » Et d’insister sur le fait que Couperin fait usage d’une ligne mélodique chère aux Italiens.

Le résultat est à la mesure de l’investissement et de l’ardeur avec laquelle l’équipe a mesuré toutes les implications de la complicité nécessaire, de l’outil instrumental, de l’écoute mutuelle et du dosage des voix, en particulier dans la troisième Leçon au cours de laquelle « les deux voix se rapprochent pour créer un frottement à un ton, ou à un demi-ton, c’est-à-dire l’intervalle le plus petit qui existe », comme l’explique Karine Deshayes. L’esprit est chambriste, de bout en bout, et entraîne l’auditeur dans un monde qui demande du recueillement, de l’attention confiante et de la réceptivité. Caroline Mutel, qui se produit dans la musique baroque, Mozart ou le grand répertoire lyrique, aborde la première Leçon avec un charme et une aisance indéniables, elle sculpte les mots avec une articulation claire, domine l’ample ligne mélodique de façon touchante et pleine de délicatesse. Les couleurs sont installées à travers une nappe variée, flexible et sans effusion inutile. Elle ne force pas les aigus, elle les caresse sans les fatiguer. Dans la deuxième Leçon, Karine Deshayes fait la preuve de son immense métier dans le baroque qu’elle pratique souvent. Sa voix est plus éthérée, elle manie les nuances avec une volupté retenue et une maîtrise du vibrato qui lui permet de ne forcer aucun trait et de ne pas souligner les effets. Ici, la ferveur se situe au niveau du goût et de l’art de ne pas sacrifier le texte, superbement transmis, au bénéfice de l’ornement. 

Lorsque les deux cantatrices se rejoignent dans la troisième Leçon, la vision partagée atteint une plénitude de grand recueillement, avec des courbes mélodiques qui engendrent une part de mystère vécu en osmose. Quand l’œuvre se termine, l’intensité est si palpable que l’on se complait à partager l’effusion de cet échange qui s’achève dans la sérénité. On comprend à quel point le public du début du XVIIIe siècle a pu être subjugué par ces lamentations dont la mélancolie à la fois douce et intérieure interpelle notre monde en recherche de sens. On n’oubliera pas dans les éloges Sébastien d’Hérin, directeur artistique, mais aussi claveciniste raffiné dans la Pavane de Louis Couperin placée entre les deux premières Leçons (l’oncle est encore mis à l’honneur avec ses Carillons de Paris, qui clôturent le disque), ni le gambiste Martin Bauer déjà cité, ni Hager Hanana au violoncelle et Kazuya Gunji à l’orgue. On l’a dit, on le répète : un travail d’équipe d’une haute élévation.

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix 

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