Des trios russes... sans l'âme slave

par

Sergei RACHMANINOV (1873-1943)
Trio élégiaque n° 1
Piotr Ilitch TCHAIKOVSKI (1840-1893)
Trio avec piano opus 50
Trio TESTORE
2014-SACD-64'54-Textes de présentation en allemand et anglais-Audite 92.691

Avant même de mettre le disque dans le lecteur, le mélomane ne pourra que s'amuser de la nonchalance éditoriale qui oblitère quelque peu cette nouvelle parution. Bien sûr, tout le monde peut faire des erreurs, mais faire du brave Piotr Ilitch un cent cinquantenaire n'est pas très sérieux. Il est en effet parti trop tôt, en 1893 et non en 1993 comme l'indique en grands caractères le verso du boîtier, sans quoi votre humble serviteur n'aurait sûrement pas hésité à donner sa dernière chemise pour interviewer l'illustre compositeur du Lac des cygnes. Bref, passons et intéressons-nous au contenu. Le premier trio élégiaque de Rachmaninov est peu joué aujourd'hui, sans doute parce qu'il s'agit d'une page de jeunesse où la personnalité de son auteur ne s'affirme encore qu'avec timidité. Ce dernier ne jugea d'ailleurs pas nécessaire de lui donner un numéro d'opus et l'oeuvre ne fut publiée qu'à titre posthume, tandis qu'il attribua le numéro 9 à son second trio, il est vrai bien plus développé et marquant bien que quasiment contemporain. Il n'en reste pas moins que la musique reste d'une grande qualité, sévère mais attachante. L'interprétation en est claire, limpide même, sans excès de pathos. Proposer l'immense trio de Tchaikovski sur le même disque est très logique, dans la mesure où les deux pièces de Rachmaninov pour la même formation avaient été dédiées au grand aîné. Ecrite « à la mémoire d'un grand artiste », toute la partition est un vaste hommage à la dernière sonate pour piano de Beethoven, dont elle reprend la structure en deux mouvements, le second étant, comme son modèle, une série de variations sur un thème original. La plus grande problématique à gérer dans cette musique extraordinaire est sa longueur exceptionnelle: plus de 50 minutes, dont une seconde partie de plus de 30 minutes. Autant dire qu'il faut un sacré souffle pour la porter à bout de bras tout en faisant preuve d'imagination, de logique interne, d'aptitude à varier les climats, les couleurs, etc. Le trio Testore s'applique bien consciencieusement à la tâche mais sans réelle inspiration. Il s'agit d'une lecture propre mais scolaire et, plus grave, bien trop entachée de lourdeurs qui enlisent bien trop vite les longues phrases du pezzo elegiaco initial. Autant dire qu'on s'ennuie vite ferme dans ce dédale d'arabesques où l'on perd vite le nord. Il n'est pourtant pas impossible de réussir l'interprétation de cet opus 50: dès 1936, Yehudi Menuhin en compagnie entre autres de sa soeur Hephzibah nous donnait une vision pleine de fougue et d'engagement. L'authenticité absolue nous venait un peu plus tard, en 1948, lorsque David Oistrakh, à la tête de son légendaire trio (avec Lev Oborin et Sviatoslav Knushevitsky), propulsait cette si curieuse oeuvre sur les cimes. Les Américains n'étaient pas en reste et, en 1950, RCA en publiait une version technicolor mais ô combien passionnante signée Jascha Heifetz, Gregor Piatigorsky et Arthur Rubinstein, le fameux « Million dollar trio ». En 1965, Gilels, Kogan et Rostropovitch donnaient une alternative à Oistrakh, tandis que 1972 voyait la parution qui allait rester pour longtemps la plus connue en Occident, celle réalisée par Zukerman, du Pré et Barenboim. A peu près au même moment, le Trio Suk donnait sa vision quasi symphonique et, à deux reprises, dans les années 70 et 80, c'était au tour du Beaux-Arts Trio de nous faire part de son raffinement et de son extrême élégance. Beaucoup plus près de nous, enfin, il faut signaler la fougue et la grande beauté de Repin-Yablonsky-Berezovsky. Chacun de ces disques apportera assurément bien plus d'émotions musicales que la très honnête mais bien pâle lecture qui nous est proposée par le trio Testore.
Bernard Postiau

Son 10 - Livret 8 - Répertoire 10 - Interprétation 4

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