Dossier Chabrier : Chabrier et les impressionistes
"... la mer, ma mer chérie est toujours là (...). C'est bête comme chou, mais je reste là des heures à regarder, comme en extase. Cette immensité me fait faire mille réflexions, ces levers de soleil, ces couchers avec tous ces tons dorés, violets, ces petites barques au loin, ces majestueux et prudhommesques vapeurs (...), cette mer qui a tous les tons de la palette, du plus clair au plus sombre avec des diaphanéités inouïes, des reflets incomparables, des verts émeraude (...), toute cette poésie, toute cette peinture, toute cette harmonie, ce bruit haletant et cadencé de la vague qui meurt et qui contient depuis Beethoven jusqu'à Shakespeare en passant par Michel-Ange, tout ça me transporte, me paralyse, m'énerve, me comble, me crible de joie." (Emmanuel Chabrier à Etretat, lettre à sa femme, juin 1878)
A la recherche d'une nouvelle esthétique
Chabrier (1841-1894), impétueux, gai, curieux, Chabrier, homme d'esprit, généreux, à la verve humoristique peu commune et possédant une extraordinaire joie de vivre, mais aussi Chabrier lié aux peintres et écrivains de son temps, fidèle à Edouard Manet (1832-1883) dans l'amitié qu'il lui vouera toute sa vie, et auprès duquel il désire reposer au cimetière de Passy à Paris. Enfin, Chabrier grand collectionneur et premier administrateur des impressionnistes, auxquels il achète des toiles, souvent dans le souci de les aider.
L'art, la musique sont les raisons de vivre de Chabrier, qui, après des études de droit, faillit à la tradition familiale en démissionnant à 38 ans du ministère de l'Intérieur afin de poursuivre pleinement son activité de compositeur.
Autodidacte dans sa formation musicale, il donne naissance à une oeuvre d'une intuition surprenante, riche de conséquences pour la musique française. Maurice Ravel (1875-1937) lui sera redevable de cette paternité dans ses premières oeuvres (entre autres sur la Pavane pour une infante défunte en 1899). Il déclare d'ailleurs : "C'est de lui que toute la musique moderne française est partie. Son rôle est aussi important que celui de Manet dans la peinture".
Emmanuel Chabrier amorce une nouvelle définition de l'harmonie, des couleurs orchestrales, des sonorités dans un style personnel fluide et frais qu'il définit ainsi : "C'est très clair cette musique-là (...), c'est certainement de la musique d'aujourd'hui ou de demain, mais pas d'hier". Pour Vincent d'Indy (1851-1931), compositeur indépendant mais fidèle aux traditions, admirateur et ami de toujours du musicien, l'inspiration jaillit chez Chabrier "avec une spontanéité toute méridionale, elle éclate comme une pièce d'artifice en une lumière crue, parfois même outrancière".
Plus de grandes architectures symphoniques pour cet artiste original qui compose un grand nombre de pièces, moins ambitieuses dans leur construction (mélodies, oeuvres pour le piano, opérettes...). Ses lignes mélodiques frissonnent, scintillent, miroitent, s'élancent. Elles évoquent, plus qu'elles ne décrivent par leur subtilité, et ne sont pas sans nous rappeler la quête des impressionnistes, à la même époque, dans leur volonté de libérer la couleur de son joug académique, de se détacher des courants officiels en portant un regard neuf sur la nature, le paysage, la matière et qui délaissent l'atelier pour capter les effets instantanés de la lumière.
Chabrier admire et encourage toute sa vie ces peintres qui, de 1859 à 1886, vont transcender le quotidien artistique par des oeuvres élégantes, mystérieuses, rêveuses, miroirs admirables de la réalité et du monde sensible.
Il partage avec eux, non seulement le désir de rompre avec l'esthétique traditionnelle, mais aussi une totale fascination pour la nature et la mer. A l'issue d'une promenade près du Mont-Dore, le musicien, séduit par les couleurs et l'ondulation des feuillages, ému par le charme et les parfums des sous-bois, envoûté par de magnifiques étendues colorées, écrit à sa femme : "...ces terrains de toutes couleurs jusqu'à l'horizon, violet, rose, ressemblent à des vagues ; tout ça, doré, rosé, violeté par un soleil ardent, je n'ai jamais rien vu de plus beau (...). La fraîcheur arrivait, mais si doucement, mais elle vous apportait à sentir de si exquis parfums de foins coupés et ces parfums semblaient venir du large, comme en mer, tant c'était puissant, pénétrant, enfin, c'était toute la transpiration de cette chaude journée qui nous enveloppait, il n'y a pas à dire, c'était une impression délicieuse".
Cette fréquentation de l'avant-garde picturale ne sera pas sans conséquences sur l'oeuvre du compositeur. Chabrier et ses futurs amis vont côtoyer quotidiennement les mêmes endroits, partageant ainsi les mêmes idées, et surtout les mêmes émotions.
A l'ombre des cafés
Le café tient une place fondamentale : il est le lieu où se rencontrent presque chaque jour les artistes. Chabrier, avant sa démission du ministère, rejoint dès 1860, chaque fin d'après-midi, la bohème parisienne aux Batignolles-Monceau, ancienne commune rattachée à Paris en 1860. Les artistes vivent pour la plupart dans ce quartier ou au pied de la butte Montmartre. Séduits par les loyers moins chers, les petits jardins aux murs tapissés de lierre et les accents faubouriens de ces lieux, ils ont pour habitude de se retrouver au café Guerbois (11, Grand-Rue des Batignolles, actuellement 9, avenue de Clichy). Des amitiés se nouent, des rencontres originales ont lieu dans cet endroit aux tonalités provinciales.
C'est dans ce café que Chabrier aurait rencontré Edgar Degas (1834-1917) déjà passionné par le monde du spectacle, de la danse et de la musique. Ce peintre a sa loge à l'Opéra et note toujours ses émotions musicales sur un petit carnet. Dans l'Orchestre de l'Opéra (Paris, musée d'Orsay, 1868-1869), Degas représente ses amis musiciens. En haut à gauche de la toile, dans l'ombre, on peut apercevoir le visage d'Emmanuel Chabrier dans sa loge d'avant-scène. Il est le spectateur attentif de cet orchestre singulier joignant un basson et une flûte au pupitre des cordes. Ce tableau est bien sûr un prétexte pour représenter tous ses amis. Mais ce curieux mélange laisse imaginer des couleurs sonores intéressantes ; on peut s'interroger sur la pièce musicale interprétée par les musiciens, qui s'éloigne certainement de l'esthétique traditionnelle.
Le conflit franco-prussien de 1870 et les événements de la Commune à Paris (de mars à mai 1871) interrompent pour quelque temps les réunions. Beaucoup de peintres s'éloignent de Paris. D'autres, tel Frédéric Bazille (1841-1870, un des premiers impressionnistes), prennent part à la guerre contre la Prusse mais ne reverront plus jamais le Guerbois.
En 1871, le peintre Henri Fantin-Latour (1836-1904) offre à Chabrier une reproduction d'une de ses oeuvres : L'atelier des Batignolles (Paris, musée d'Orsay, 1870) où, auprès de son ami Manet, le compositeur retrouve certains de ses compagnons du Guerbois de l'avant-guerre : Claude Monet (1840-1926), Auguste Renoir (1841-1919), Frédéric Bazille, Emile Zola (1840-1902), le musicien Edmond Maître (1840-1898),...
Vers 1873, Chabrier habite rue Mosnier près de l'atelier de Manet et noue des liens amicaux, toujours dans le même café, avec Pissarro (1830-1903), Cézanne (1839-1906), Sisley (1839-1899), Marcellin Desboutin (1823-1902, peintre, graveur, auteur d'un portrait au crayon de Chabrier en 1881), Félix Tournachon plus connu sous le nom de Nadar (1820-1910), Charles Cros (1842-1888, l'inventeur du phonographe)... Deux tables à gauche de l'entrée sont toujours réservées à la "Bande à Manet" (le peintre est le plus âgé et considéré comme le chef de file du groupe). C'est dans ce café que la première exposition impressionniste de 1874 se décide : elle a lieu au 35, boulevard des Capucines (près de l'Opéra), chez Nadar. A cette occasion, un critique, effrayé par le tableau de Claude Monet, Impression soleil levant (Paris, musée Marmottan, 1872), lance narquoisement le mot d'impressionnisme sans se douter qu'il venait de baptiser un courant pictural.
A partir de 1874, Chabrier prend l'habitude de venir très souvent dans l'atelier montmartrois de Renoir au 35, rue Saint-Georges. Les réunions animées se poursuivent au café de la Nouvelle-Athènes, place Pigalle, qui détrône alors le Guerbois. Ce nouvel endroit est proche des ateliers de Degas et de Renoir avec lesquels Chabrier est très lié. Représenté dans le tableau de Degas l'Absinthe (Paris, musée d'Orsay, 1876), ce café est le quartier général des opposants au régime de Napoléon III : Nadar, Louis Duranty (1833-1880, romancier, critique d'art, meilleur ami de Degas, défenseur des impressionnistes), Léon Gambetta (1838-1882, chef de la minorité républicaine sous l'Empire, opposant à Thiers et Mac-Mahon).
Creusets de la vie culturelle, lieux de rencontres et d'échanges, ces endroits familiers aux artistes sont les témoins de l'évolution de l'art. Les discussions parfois houleuses, les idées échangées, ont une réelle influence sur la conception des nouvelles théories artistiques. Les artistes fréquentent de multiples autres cafés ou restaurants, mais le Guerbois et la Nouvelle-Athènes restent, par l'incroyable faune qui les hante, les hauts lieux de la période impressionniste.
Le temps des salons
Au Salon officiel ont lieu les expositions régulières d'oeuvres d'artistes vivants.
En 1667, la première exposition fut organisée dans le Salon carré du Louvre (d'où le nom de Salon) à l'initiative de Colbert (1619-1683, homme d'Etat sous le règne de Louis XIV). Le Salon occupera toujours une place primordiale dans la vie artistique ; il permet aux artistes de se faire connaître, de vendre et surtout d'accéder à une reconnaissance officielle. Au XIXe siècle, diverses tendances s'affrontent : classicisme, académisme, romantisme, réalisme et bien sûr impressionnisme. Le jury, rigoureusement choisi par les instances étatiques, devient de plus en plus sévère face à la peinture avant-gardiste. En 1863, sa sévérité incite Napoléon III à créer un "Salon des Refusés", où Manet fait scandale avec le Déjeuner sur l'herbe (Paris, musée d'Orsay, 1863).
Devant le peu de toiles du groupe admises au Salon, les impressionnistes décident d'organiser leurs propres expositions (huit au total de 1874 à 1886), qualifiées par Degas d'indépendantes. En 1884, le Salon des Indépendants, sans jury, longtemps rêvé par Delacroix (1798-1863), voit le jour : on y découvre notamment cette année-là, les toiles de Georges Seurat (1859-1891) et d'Odilon Redon (1840-1916).
En marge de ces Salons plus ou moins officiels, se développent quantité de salons privés dont la spécificité et l'originalité sont le fruit des rencontres entre artistes ou amateurs éclairés réunis par l'amour de l'art et souvent par des liens de profonde amitié.
Peu avant 1870, c'est le salon des Charpentier (11, rue de Grenelle, dans le 7e arrondissement de Paris) qui rassemble toute l'élite intellectuelle et artistique parisienne. Georges Charpentier (1846-1901) est l'éditeur des écrivains naturalistes. Il publie également des ouvrages ou romans traitant favorablement de l'impressionnisme tel Le pays des arts de Duranty. Sa femme Marguerite Lemmonier (soeur d'Isabelle, un des modèles préférés de Manet), protectrice des peintres, invite le tout Paris : hommes politiques, écrivains, peintres impressionnistes, musiciens... Chabrier, Camille Saint-Saëns (1835-1921), Jules Massenet (1842-1912), Aristide Bruant (1851-1925) y côtoient Renoir, Manet, Monet, Pissarro. Jusqu'en 1890, les Charpentier sont fidèles à l'organisation de ces réunions et d'un précieux secours pour les artistes. En 1879, Renoir, que les Charpentier ont souvent aidé financièrement, exécute le célèbre portrait de Madame Charpentier et ses enfants (New-York, Metropolitan Museum of Art, 1879).
Parallèlement à ce salon mondain, les artistes aiment se retrouver dans l'atmosphère chaleureuse et accueillante du salon de la muse de Stéphane Mallarmé (1842-1898) et de Charles Cros : Nina de Callias (1845-1884). Personnalité marquante de cette deuxième moitié du XIXe siècle, poétesse, excellente pianiste et "princesse de la bohème", elle reçoit ses amis dans des soirées célèbres qui réunissent de nombreux artistes. Familier du salon de Nina, Chabrier y rencontre Charles de Sivry (musicien, beau-frère de Verlaine), Maurice Rollinat (1846-1903, musicien, poète, filleul de George Sand), Auguste de Villiers de l'Isle Adam (1838-1889), Léon Gambetta, Arthur Rimbaud (1854-1891), et bien sûr tous les peintres de l'avant-garde.
Chabrier apprécie la gentillesse et la générosité de Nina. Elle est aimée de tous les artistes et les soirées se prolongent souvent très tard. Ce salon brillant est à l'origine de nombreux écrits, de représentations de Nina par les peintres, tel le Portrait de la dame aux éventails de Manet (Paris, musée d'Orsay,1873), de rencontres, et toujours d'éternelles discussions.
Manet et Chabrier
De tous les artistes que côtoie le compositeur, Auguste Manet est celui avec lequel il a le plus d'affinités. Après la guerre, Manet habite 49, rue de Saint-Pétersbourg (près de Montmartre), à l'angle de la rue Mosnier où il a son atelier. Chabrier installe son ménage dans la même rue. On assiste dès lors à une des plus belles amitiés de cette fin de siècle.
Dans son Triomphe à Manet (vers 1930), Paul Valéry (1871-1945) rapproche Chabrier et Manet : "Ils n'entendent pas spéculer sur le "sentiment", ni introduire les "idées" sans avoir savamment et subtilement organisé la "sensation". Ils poursuivent, en somme, et rejoignent l'objet suprême de l'art, le charme, terme que je prends ici dans toute sa force". Les deux artistes aspirent aux mêmes idéaux et se soutiendront toujours mutuellement.
A l'instar des peintres qui passent des journées au Louvre à étudier les toiles des grands maîtres pour apprendre la peinture, Chabrier se forme à la musique en recopiant des oeuvres qu'il admire, telle la partition du Tannhaüser de Wagner. Il possède également des petits carnets dans lesquels il note ses idées musicales : "Je fais un peu comme des études, comme les peintres qui accrochent ça dans un coin de l'atelier en se disant : un chic tableau pour plus tard...".
Autodidacte, Chabrier est sous-estimé par ses pairs. Souvent qualifié d'amateur, on lui reproche le manque de profondeur dans son oeuvre. Il trouve auprès de Manet, passionné de musique, la compréhension nécessaire à son activité créatrice et dès 1873, il est le pilier des soirées musicales organisées par Suzanne et Edouard Manet. Peintres, écrivains, musiciens rencontrés dans les cafés ou dans les différents salons, se retrouvent dans ce cadre intime.
Suzanne Leenhoff, la femme de Manet, est pianiste. Son mari la représente d'ailleurs dans sa toile Madame Manet au piano (Paris, Musée d'Orsay, vers 1868) et Chabrier lui dédie sa première oeuvre pour piano, l'Impromptu en Ut Majeur (1873). Au cours de ces soirées, les activités s'enchaînent. Berthe Morisot (1841-1895), seul élément féminin du groupe impressionniste, raconte : "Emmanuel Chabrier joue avec une verve effrénée la danse macabre de Saint-Saëns. Madame Édouard Manet a une façon particulière d'interpréter Chopin avec ses petites mains au toucher très doux sur le piano et l'on cause beaucoup. Charles Cros récite le hareng sec, sec, sec...".
Dans son oeuvre picturale, Manet représente bien sûr Chabrier. Le compositeur figure, en effet, dans certaines toiles comme Le bal masqué à l'Opéra (Washington, National Gallery of Art, 1873). Mais c'est surtout en 1880 et 1881 que le peintre exécute deux magnifiques portraits de son ami. Le premier, un pastel, est conservé au musée d'Ordrupgaard au Danemark et le second, une huile sur toile, au Fogg Art Museum à Cambridge, Massachussets.
A la fin de sa vie, Chabrier possède une quinzaine d'oeuvres de Manet dont certaines lui ont été offertes par le peintre, telle une lithographie de Polichinelle (collection Bretton-Chabrier) dédicacée "A mon ami Emmanuel Chabrier".
Les dernières années de la vie de Manet sont vouées à la réalisation de son ultime toile Le bar aux Folies Bergère (Londres, Courtauld Institute, 1881-1882). Affaibli par la maladie, il reçoit malgré tout ses amis dans son atelier, dont l'ambiance nous est retracée par Jacques-Emile Blanche (1861-1942, portraitiste, écrivain) : "Emmanuel Chabrier faisait des mots. Manet adorait les calembours (...).Vers cinq heures, on pouvait à peine trouver place auprès de l'artiste. Sur un guéridon de fer, accessoire qui revient souvent dans l'oeuvre de Manet, un garçon servait des bocks de bière et des apéritifs (...). Après des séances laborieuses, mais courtes, Manet, vite fatigué, allait s'étendre sur un canapé bas, à contre-jour sous la fenêtre, et contemplait ce qu'il venait de peindre, en tordant sa moustache, ayant le geste d'un gamin qui dirait : "Chic, chouette !" On riait, on le menaçait des foudres du jury, il se ferait encore "recaler" au Salon. Il ne s'en désolait plus, parce qu'alors (...), il était chef d'école, sans école."
Artistes modernes souvent incompris, Manet et Chabrier ont été, à la fin de leur vie, les humbles spectateurs d'une reconnaissance officielle tardive. Peu de temps avant sa mort, Manet est décoré de l'Ordre de la Légion d'Honneur. Il avoue son amertume de ne pas avoir été reconnu plus tôt : "Il est trop tard pour réparer 20 ans d'insuccès". Quant à Chabrier, son opéra Gwendoline (composé en 1886) est enfin joué à l'Opéra de Paris en 1893. Une maigre mais heureuse consolation pour le compositeur qui supporta toute sa vie une certaine marginalité : "Jamais un artiste n'aura plus adoré et plus cherché que moi à honorer la musique, nul n'en aura plus souffert, et j'en souffrirai éternellement".
Un an après la mort de Manet, la vente des oeuvres de son atelier se déroule à l'hôtel Drouot, les 4 et 5 février 1884. A cette occasion, Chabrier fait l'acquisition du Bar aux Folies Bergère, qui obtient dans son appartement une place de choix, au-dessus du piano.
Cinq années plus tard, Chabrier, à l'initiative de Claude Monet, se joint aux souscripteurs qui achètent Olympia (Paris, musée d'Orsay, 1863) pour l'offrir au musée du Louvre.
Chabrier n'oubliera jamais son ami. En 1892 (il mourra le 14 septembre 1894), il envoie une lettre à son éditeur Enoch au sujet d'un médecin qu'il est allé consulter : "Certes je crois au diagnostic véhément, à l'auscultation emballée de papa Grüby (il me rappelle Manet, mon pauvre Manet commençant une toile !). Il piaffait comme un cheval de race, et Grüby a l'air d'un jeune taureau se précipitant sur le sein de la bien-aimée".
Marcellin Desboutin, leur fidèle ami portera, un soir de 1895, un toast symbolique rendant hommage aux deux artistes et les unissant à jamais : "A Edouard Manet dans la peinture, à Chabrier dans la musique".
Chabrier collectionneur
Sa condition sociale qui lui procure une certaine aisance et ses relations privilégiées avec les impressionnistes permettent à Chabrier d'acquérir un grand nombre de tableaux.
Dans son salon déjà constellé de toiles de Manet, le compositeur rassemble des oeuvres de la plus haute valeur artistique : des Monet, des Renoir, des Sisley, des Pissarro, un Cézanne, sans compter les toiles de peintres ayant, à un moment ou à un autre, fréquenté les impressionnistes : "Ces tableaux vécurent 10 ans dans l'atmosphère, non d'un collectionneur, mais d'un artiste digne d'être soutenu et excité par eux à de nouvelles oeuvres, correspondantes", racontera plus tard un de ses fils.
A la vente de l'atelier de Manet, les Chabrier emménagent au 13, avenue de Trudaine (toujours près de Montmartre). Le nouvel appartement est orné de toiles magnifiques dont une peinture de Sisley que le compositeur apprécie fortement, La Seine au point du jour (Londres, National Gallery, 1873). A Renoir, qu'il fréquente beaucoup pendant plusieurs années, il achète en 1876 une oeuvre qui le séduit dès les premiers regards : Femme nue (Moscou, musée Pouchkine, 1876). Il lui réserve une place de choix dans son salon, mais la toile est aussitôt décrochée par Madame Chabrier qui ne semble pas trouver l'oeuvre à son goût !
Chabrier fut l'un des premiers à acheter les toiles de Claude Monet dont plusieurs oeuvres lui sont dédiées, parmi lesquelles un pastel, Etude de voiliers : "A l'ami Chabrier". Il se rend souvent à Giverny lorsque Monet s'y établit en 1883 et l'y invite gracieusement : "Je vous rappelle donc votre promesse de venir passer quelques heures à Giverny. Vous savez que vous me ferez le plus grand plaisir".
Cet intense foisonnement artistique dans l'entourage de Chabrier n'a pas pu être sans conséquence sur l'oeuvre du musicien. Chabrier, compositeur impressionniste?
Les amitiés du compositeur avec les peintres de l'avant-garde, Auguste Manet en particulier, sa passion et son regard sur la peinture, n'ont pas été sans effet sur sa propre vision de la musique. Les recherches de Chabrier et des impressionnistes vont dans le même sens et ouvrent la voie à une esthétique nouvelle.
Dans la première moitié du XIXe siècle, Delacroix parle déjà de "la musique du tableau", de "l'accord magique des couleurs", et le terme impressionnisme musical est utilisé pour la première fois en 1887, à propos du Printemps de Claude Debussy (1862-1918). Il désigne ensuite la musique de Gabriel Fauré (1845-1924) ou Maurice Ravel (1875-1937). Les oeuvres de ces artistes possèdent non seulement des titres évocateurs liés à l'eau et à la nature, mais aussi une mouvance et une mobilité dans leur écriture qui rejoint l'esthétique impressionniste. Pourtant c'est Chabrier qui, dès 1880, introduit dans son oeuvre la vision poétique, le charme et la grâce qui se dégagent des toiles de ses amis.
Il utilise en premier lieu, un vocabulaire iconographique pour dépeindre la musique qu'il écrit : "Je préfère avoir dix couleurs sur ma palette et broyer tous les tons (...). S'il ne faut traiter que le gris perle ou le jaune serin avec leurs nuances, ça ne me suffit pas, et sur le catalogue du Bon marché il y a 300 nuances rien que dans le gris perle ! Un peu de rouge, nom de Dieu ! A bas les gniou-gniou ! Jamais la même teinte ! De la variété, de la forme, de la naïveté si c'est possible, et c'est ça le plus dur".
Les Dix pièces pittoresques pour piano sont ainsi de véritables tableaux. Maurice Ravel établit d'ailleurs une correspondance entre l'Olympia de Manet et la deuxième des Dix pièces pittoresques, Mélancolie, de Chabrier : "L'impression que m'ont causé les oeuvres de Chabrier, j'en ai trouvé l'équivalent dans l'Olympia de Manet, qui donna à mon adolescence une de ses plus belles émotions, et qui reste encore à mes yeux une oeuvre admirable. Il me semble toujours retrouver en elle l'âme de la Mélancolie, de Chabrier, simplement transposée sur un autre plan.
Ecrites pour le piano, mais initialement pensées pour l'orchestre, ces dix pièces ne s'enchaînent pas de façon rigoureuse. Elles évoquent en revanche, dans leur déroulement, une succession d'images. Francis Poulenc (1899-1963) n'hésite pas à déclarer que : "Les pièces pittoresques sont aussi importantes pour la musique française que les Préludes de Debussy. En effet, ni Saint-Saëns, à cette époque, ni Fauré n'ont été aussi loin dans la recherche sonore".
Les termes iconographiques sont les plus adaptés pour décrire ces oeuvres dont la thématique ondule, fluctue ou se répand en de magnifiques cascades rythmiques. Les nouveautés harmoniques introduites par Chabrier ont émerveillé Ravel, et Poulenc note : "Que de fois, Ravel m'a parlé de Sous-Bois avec extase. C'était pour lui un des sommets de Chabrier. Evidemment, l'extrême raffinement de l'harmonie, sur ce balancement immuable des doubles-croches, avait de quoi séduire l'auteur des oiseaux tristes".
Génial et audacieux précurseur de l'école française de 1890-1900, Chabrier est un artiste novateur dans son approche stylistique. Sa musique est issue du coeur. Elle capte la magie de la nature, le silence, l'ineffable, l'insaisissable. Qu'elle soit drôle, parfois dramatique ou empreinte de l'esthétique impressionniste, elle se révèle toujours "Un luxuriant jardin (...) plein de fleurs merveilleuses luttant de couleurs et d'arômes" (Joseph Desaymard in Un artiste auvergnat, Emmanuel Chabrier).
Isabelle Handy
Ce second texte du dossier Chabrier a été publié dans le n°10 de Crescendo Magazine. Il a été réalisé par Harry Halbreich et Isabelle Handy, sous la coordination de Bernadette Beyne.
Chabrier : une playlist
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