Edouard Manet, Emmanuel Chabrier, Ordrupgaard Museum, Charlottenlund, Danemark
"... la mer, ma mer chérie est toujours là (...). C'est bête comme chou, mais je reste là des heures à regarder, comme en extase. Cette immensité me fait faire mille réflexions, ces levers de soleil, ces couchers avec tous ces tons dorés, violets, ces petites barques au loin, ces majestueux et prudhommesques vapeurs (...), cette mer qui a tous les tons de la palette, du plus clair au plus sombre avec des diaphanéités inouïes, des reflets incomparables, des verts émeraude (...), toute cette poésie, toute cette peinture, toute cette harmonie, ce bruit haletant et cadencé de la vague qui meurt et qui contient depuis Beethoven jusqu'à Shakespeare en passant par Michel-Ange, tout ça me transporte, me paralyse, m'énerve, me comble, me crible de joie." (Emmanuel Chabrier à Etretat, lettre à sa femme, juin 1878)
A la recherche d'une nouvelle esthétique
Chabrier (1841-1894), impétueux, gai, curieux, Chabrier, homme d'esprit, généreux, à la verve humoristique peu commune et possédant une extraordinaire joie de vivre, mais aussi Chabrier lié aux peintres et écrivains de son temps, fidèle à Edouard Manet (1832-1883) dans l'amitié qu'il lui vouera toute sa vie, et auprès duquel il désire reposer au cimetière de Passy à Paris. Enfin, Chabrier grand collectionneur et premier administrateur des impressionnistes, auxquels il achète des toiles, souvent dans le souci de les aider.
L'art, la musique sont les raisons de vivre de Chabrier, qui, après des études de droit, faillit à la tradition familiale en démissionnant à 38 ans du ministère de l'Intérieur afin de poursuivre pleinement son activité de compositeur.
Autodidacte dans sa formation musicale, il donne naissance à une oeuvre d'une intuition surprenante, riche de conséquences pour la musique française. Maurice Ravel (1875-1937) lui sera redevable de cette paternité dans ses premières oeuvres (entre autres sur la Pavane pour une infante défunte en 1899). Il déclare d'ailleurs : "C'est de lui que toute la musique moderne française est partie. Son rôle est aussi important que celui de Manet dans la peinture".
Emmanuel Chabrier amorce une nouvelle définition de l'harmonie, des couleurs orchestrales, des sonorités dans un style personnel fluide et frais qu'il définit ainsi : "C'est très clair cette musique-là (...), c'est certainement de la musique d'aujourd'hui ou de demain, mais pas d'hier". Pour Vincent d'Indy (1851-1931), compositeur indépendant mais fidèle aux traditions, admirateur et ami de toujours du musicien, l'inspiration jaillit chez Chabrier "avec une spontanéité toute méridionale, elle éclate comme une pièce d'artifice en une lumière crue, parfois même outrancière".
Plus de grandes architectures symphoniques pour cet artiste original qui compose un grand nombre de pièces, moins ambitieuses dans leur construction (mélodies, oeuvres pour le piano, opérettes...). Ses lignes mélodiques frissonnent, scintillent, miroitent, s'élancent. Elles évoquent, plus qu'elles ne décrivent par leur subtilité, et ne sont pas sans nous rappeler la quête des impressionnistes, à la même époque, dans leur volonté de libérer la couleur de son joug académique, de se détacher des courants officiels en portant un regard neuf sur la nature, le paysage, la matière et qui délaissent l'atelier pour capter les effets instantanés de la lumière.