Dossier Puccini (II) : Puccini et la couleur locale

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Suite de notre dossier consacré à Puccini et publié dans les anciens numéros de Crescendo Magazine. Le regretté Bruno Peeters nous parle du compositeur et de la couleur locale.

L’immense célébrité de Puccini, jamais démentie, repose sur plusieurs éléments. On pointera évidemment la désarmante séduction mélodique de ces airs qui se gravent immédiatement dans la mémoire. Ainsi la présentation de Rodolfo dans La Bohème, ou le grand air de Butterfly. On notera ensuite la parfaite adéquation entre la musique et le drame, touche réservée aux plus grands. Tels les cinq accords parfaits qui ouvrent Tosca, l’entièreté du Tabarro ou tout le premier acte de Turandot. Mais il y a un troisième élément, moins souvent mis en évidence, qui me paraît tout aussi important et lié au second. Cette union entre musique et drame provient de l’infaillible sens dramatique de Puccini, certes, sensible dès Manon Lescaut, mais aussi d’un souci très remarquable de l’atmosphère, de l’ambiance, du climat, souci éminemment moderne, et que l’on pourrait rapprocher de l’art cinématographique.

Cette attraction vers la couleur à donner n’est certes pas l’apanage du musicien lucquois, et d’autres avant lui l’ont également appliquée : en France par exemple, où Massenet alla visiter le Jardin des Plantes avant de décrire une bataille de singes dans Bacchus ou, moins anecdotique, Gounod composant sa Mireille en Provence, aux côtés du poète Frédéric Mistral. Mais il y a plus que cela, bien sûr. La couleur locale aide à circonscrire une ambiance, non pas à la créer véritablement. C’est ici qu’intervient le génie de l’auteur, comme nous allons rapidement tenter de le percevoir durant cette petite ballade au coeur du monde puccinien.

Rien de bien particulier dans le premier essai lyrique que constitue Le Villi, hormis peut-être un certain sentiment fantastique dans l’Intermezzo, sentiment que l’on retrouvera un peu dans le faux Requiem du troisième acte d’Edgar. Pas de connotation allemande ou flamande non plus, comme il n’y en aura pas non plus d’américaine dans le dernier acte de Manon Lescaut. Premier succès puccinien, cet opéra se caractérise pourtant par une certaine ambiance française (gavottes et menuets) et, à la scène ultime, par une implacable sensation de chaleur et de mort qui rend l’agonie de l’héroïne plus douloureuse encore.

Avec La Bohème, Puccini fait un grand pas et livre un chef-d’oeuvre. Son succès est cette fois indiscutablement lié à l’ambiance réussie. Qui évoque cet opéra pense immédiatement à la petite mansarde des quatre amis, à l’aveu à la lueur de la bougie, à la folle bousculade du Café Momus, et il tressaille de froid à la Barrière d’Enfer. Formidable adéquation due à ce sens qu’avait acquis Puccini de faire ressortir les sentiments de ses personnages par leur imbrication totale dans le décor, et cela uniquement par des effets musicaux (les fameuses quintes parallèles du début de l’acte III en sont un exemple typique). Réussite renouvelée dans Tosca. Si le climat parisien était recréé dans l’ouvrage précédent, c’est Rome cette fois qui s’impose. Rome et la puissance écrasante de l’Eglise (Te Deum), mais aussi sa poésie urbaine avec le carillonnant prélude du troisième acte et le chant en dialecte du petit pâtre mélancolique. Avec Madame Butterfly, comme plus tard avec Turandot, la couleur locale éclate au grand jour. Le Japon n’est pas une toile de fond “pittoresque” mais un élément constructif, inhérent au drame. Butterfly n’est pas une “princesse jaune” de fantaisie comme la Léna de Saint-Saëns, mais une jeune fille dont la culture modèle tout l’être. Et les quelques motifs exotiques tout comme l’hymne américain récurrent n’ont rien de décoratif : au contraire, ils participent pleinement à l’action.

Moins spectaculairement montée en épingle dans La Fanciulla del West, l’ambiance de cet opéra malaimé, américaine cette fois, sera soulignée par l’utilisation sporadique de songs, de ragtime. La partie de poker ou le dialogue des deux Indiens n’auraient aucun impact sans cette implication du compositeur dans la société américaine de son temps. Si La Rondine ne doit que peu de son charme musical au Paris du Second Empire, moins essentiel dans le “drame” qui se noue presque entre Magda et Ruggero, il en ira tout autrement dans l’oeuvre suivante du corpus puccinien : l’extraordinaire Il Trittico.

Ici, dès les glauques accords “couleur de Seine” du prélude du Tabarro, le monde des péniches obsédera toute l’intrigue et, par cela même, la trajectoire impitoyable des trois protagonistes. Ah, ce mugissement de la corne de brume, cet orgue de barbarie désaccordé, ces clochards... Ceci n’est sans doute pas uniquement parisien : la couleur locale est hors du temps et de l’espace ; elle endort et envenime, et finira par être fatale. Si Giorgetta chante devant le coucher du soleil, Suor Angelica n’aura, elle, que le clair de lune pour auréoler sa détresse. Détresse que l’on ne peut comprendre qu’en ressentant toute la condition de cette jeune mère apprenant la mort de son enfant dans le cadre du couvent qui cache son péché. Atmosphère religieuse idéalement rendue par un Puccini dont une soeur était nonne. L’’Hymne à Florence” glorifie la capitale toscane dans Gianni Schicchi, mais la couleur locale sera plutôt sociale et historique dans ce dernier volet du Triptyque où le compositeur ressuscite joyeusement la cité de Dante.

Apothéose de la couleur locale “exotique”, Turandot se voudra aussi l’apothéose de tout l’oeuvre de Puccini. Son grand’oeuvre. La couleur est mythique, car le livret précise “à Pékin, dans les temps légendaires”. L’effet fantastique créé sur le spectateur découle de cette trame si lointaine et distanciée, de ces thèmes authentiquement chinois quoique harmonisés, et à nouveau loin de tout caractère pittoresque, couplés avec un raffinement poétique extrême distillé dans l’apparition de la lune, le trio des trois ministres ou le magique prélude nocturne du dernier acte. La couleur locale est totalement absorbée, pour faire corps avec la musique, avec la légende. Même inachevée, Turandot est la plus grandiose réussite du Maître, si parfaite que tous les éléments disparaissent dans la fusion de sa forge pour donner naissance à l’oeuvre d’art total.

Bruno Peeters

Crédits photographiques : Puccini en 1919 / DR

Dossier Puccini (I) : la modernité du compositeur

 

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