Dossier Puccini (I) : la modernité du compositeur
Crescendo Magazine poursuit la reprise de ses anciens dossiers. Nous vous proposons ainsi la première étape d'une série d'articles consacrée au compositeur italien : Giacomo Puccini.
Le 1er avril 1924, dans la Salle Blanche du Palais Pitti de Florence, Arnold Schoenberg dirige la première audition en Italie de son Pierrot lunaire. Au premier rang, on peut voir Giacomo Puccini, la partition (prêtée par le compositeur) ouverte sur ses genoux, suivre l’exécution avec la plus vive attention. À la fin, au milieu des huées et des quolibets de la majorité du public, il se dirige vers Schoenberg et s’entretient longuement et amicalement avec lui, s’en faisant expliquer le système d’écriture, et déclarant par la suite à un ami avoir trouvé l’œuvre “très intéressante”. Le jeune Luigi Dallapiccola, âgé de 20 ans, était présent. Puccini se bat alors avec le troisième acte de Turandot, qui demeurera inachevé lorsqu’il mourra à Bruxelles huit mois plus tard.
Cet événement est souvent cité pour témoigner de l’ouverture d’esprit du compositeur et de sa modernité. Fidèle et orthodoxe disciple de Schönberg, René Leibowitz, dans plusieurs de ses livres (dans Le compositeur et son double de 1971 à propos de La Bohème, mais aussi dans Le fantôme de l’opéra) cautionnera ce point de vue de tout son poids d’écrivain “radical” à une époque, pourtant postérieure de près d’un demi-siècle à la disparition de Puccini, où il n’était guère répandu.
A plus de cent ans de distance de l’activité créatrice de l’auteur de Tosca, il importe, avant de lui accorder ou non l’étiquette de “moderne”, de se demander ce que ce terme signifiait à l’époque et signifie de nos jours et, s’agissant d’un compositeur exclusivement voué à la scène lyrique, de l’examiner à la fois quant à la conception théâtrale et son langage musical, celui-ci étant au service de celle-là. Pour cela, il sera nécessaire de le situer par rapport à ses contemporains, principalement à ceux qui ont mis l’Opéra au centre de leur activité créatrice.
Et d’emblée, notre point de vue a changé ces vingt dernières années, depuis que Janáček a enfin pris la place qui était la sienne parmi les plus grands maîtres de l’Opéra durant le premier quart du vingtième siècle.
Ils étaient deux, Puccini et Richard Strauss, les voilà trois. Car aucun des nombreux autres chefs-d’œuvre de cette époque ne fait partie d’une série, qu’il s’agisse de Pelléas, de Wozzeck, d’Ariane et Barbe bleue, du Roi Roger, du Château de Barbe-bleue, d’Œdipe d’Enesco ou du Doktor Faust de Busoni, pour ne citer que les plus importants. Face à eux, les quinze partitions lyriques de Strauss, les dix de Puccini (douze en comptant séparément chaque élément du triptyque) et les neuf de Janáček font seuls figures de véritable cycle.
Puccini est “moderne” par le choix de la plupart de ses sujets mais pas de tous. La plupart d’entre eux se situent dans un passé relativement proche (La Bohème, Tosca, Madame Butterfly, La Fille du Far-West) ou lointain (Manon Lescaut, Gianni Schicchi,), voire légendaire (Turandot) ; seuls Il Tabarro et jusqu’à un certain point La Rondine se déroulent à l’époque de leur composition. Mais il innove par la manière de les traiter en échappant à la stylisation pour atteindre à la vérité du quotidien. C’est le sens même du fameux “vérisme” (de l’italien “vero”, vrai). Dès 1853 Verdi y avait eu recours en empruntant le sujet de La Traviata à La Dame au Camélias d’Alexandre Dumas-fils qui se déroulait à l’époque même, mais il avait été forcé de le transposer un siècle en arrière pour ne pas choquer ses contemporains. La grande innovation du “vérisme” italien, inaugurée par la double réussite de Cavalleria Rusticana de Mascagni et du Paillasse de Leoncavallo, avait été de proposer des “tranches de vie” d’un réalisme, voire d’un naturalisme, franchement brutal. A cet égard, Puccini n’a été que rarement “vériste” et en tous cas après ses deux rivaux. Rivaux éphémères du reste, puisque aucun des deux ne renouvela jamais son succès initial. Très vite, la supériorité musicale de Puccini s’affirma grâce à un langage beaucoup plus raffiné et -nous y reviendrons- plus avancé, plus “moderne”.
Si La Bohême peut se rattacher à l’idéal “vériste” du réalisme dans la description de la vie quotidienne des petites gens, Il Tabarro, premier volet du Triptyque, est sans doute la seule œuvre de Puccini qu’on puisse qualifier réellement de “vériste”, à la fois par le choix d’un sujet tragique résolument contemporain et par la brutalité de son traitement musical. Dans l’intervalle, l’idée “vériste” avait proliféré hors d’Italie, en particulier dans la France de 1900 avec Louise de Gustave Charpentier, suivie d’une quantité de partitions aujourd’hui bien oubliées signées Xavier Leroux, Raoul Laparra, Camille Erlanger et tout spécialement Alfred Bruneau (mettant en musique les romans naturalistes de Zola). Mais au même moment, le Tiefland d’Eugène d’Albert en Allemagne, et surtout, en 1904, la Jenufa de Janáček en Moravie en offraient d’autres exemples accomplis. Janáček connaissait évidemment les premiers chefs-d’œuvre de Puccini (son cadet de quatre ans!) et il en tira profit.
Par contre, le dernier chef-d’œuvre (inachevé) de Puccini, Turandot, se déroulant dans un Extrême-Orient fabuleux et intemporel, marque une intrusion tardive -et forcément sans lendemain- dans le symbolisme légendaire cher à Richard Strauss. Le parallèle avec sa Femme sans ombre, achevée et représentée peu avant la mise en chantier de Turandot, est classique et a été souvent tenté. Même dans cette dernière partition, Puccini est demeuré fidèle à une concision, à un déroulement temporel rapide, qui respecte les exigences d’un rythme théâtral proche du temps réel de la vie. Ceci se situe aux antipodes du théâtre wagnérien, qui vise au contraire à suspendre le temps, et dont il faudra attendre le Saint- François-d’Assise d’Olivier Messiaen ou, d’une autre manière, les œuvres des minimalistes américains comme Steve Reich, Phil Glass ou John Adams, pour en retrouver l’équivalent à notre époque.
Au contraire, les grandes réussites à la fois théâtrales et musicales que sont La Bohême, Tosca ou les trois volets du Triptyque s’inscrivent dans ce temps bref, ce rythme rapide voire haletant, qui annonce l’esthétique du cinéma (dont Puccini accueillit avec enthousiasme les premiers chefs-d’œuvre encore muets) et qui font de Tosca, par exemple, une pièce à “suspense” digne des meilleurs films de Hitchcock.
Au contraire de Strauss, dont seules Salomé et Elektra retrouvent cette tension fébrile, Janáček adopta définitivement cette rapidité concentrée qui explique pour une large part son succès actuel : c’est le rythme de la civilisation machiniste et technocrate du vingtième siècle dont Puccini, comme Janáček, a très vite compris l’essence et la nécessité. Et c’est là une bonne part de leur modernité. Après les deux chefs-d’œuvre déjà cités (1905 et 1909), Richard Strauss opéra un recul vers un langage moins tendu et moins dissonant, les agrégats polytonaux voire atonaux d’Elektra constituant un cas-limite : jusque-là et pas plus loin !
Mais même là, comme dans Salomé, Strauss offrait un acte unique, de près de deux heures, donc de dimensions temporelles wagnériennes, aux antipodes du découpage en actes brefs séparés adopté tant par Puccini que par Janáček et qui sera peu après, plus poussé encore, celui de Wozzeck d’Alban Berg, achevé trois ans avant la mort de Puccini -mais représenté seulement après et qu’il n’a donc plus pu connaître. On sait par contre que Janáček s’en fera le défenseur passionné, voire polémique, et au vu de la fascination de Puccini, évoquée en début d’article, pour le Pierrot lunaire de Schönberg, il est pratiquement certain que le chef-d’œuvre de Berg qui, par son expressionnisme halluciné, rejoint et transcende à la fois le vérisme, eût également suscité son enthousiasme. Au contraire, seul de son espèce dans son œuvre, Turandot rejoint le symbolisme légendaire, hors temps et hors réalité, de Pelléas et des deux Barbe-Bleue, celui de Dukas et celui de Bartok.
Par rapport à ses œuvres précédentes, Turandot, tant par son sujet que par sa dramaturgie, représente donc dans une certaine mesure un “recul”, largement compensé par ses avancées quant au langage musical, qui en font à certains égards la partition la plus “moderne” de son auteur.
Contrairement à Strauss qui, après Elektra, s’installa dans un conservatisme bien proche du confort intellectuel (y compris dans son attitude plus que complaisante envers le nazisme) et dont la seule compensation -mais elle est de taille- est sa prodigieuse richesse d’invention musicale, Puccini (d’emblée anti-fasciste), tout comme Janáček, fut de ces créateurs qui sans cesse évoluèrent vers un langage de plus en plus radical. Si le maître morave puisa son renouvellement avant tout en lui-même (bien qu’il ait subi davantage d’influences extérieures qu’il ne voulut bien l’avouer, dans l’orgueilleuse affirmation de son originalité), le maître italien fut de la race des Mozart par son écoute attentive de toutes les innovations de ses contemporains, dont il sut “faire son miel” au point de les dépasser parfois, voire même de les anticiper. Nous pouvons voir aujourd’hui dans l’extraordinaire quatrième acte de Manon Lescaut (1893, son premier chef-d’œuvre vraiment personnel) une source d’inspiration directe de l’Abschied final du Chant de la Terre (postérieur de 15 ans) de Mahler, grand admirateur et fervent interprète de Puccini, son aîné de moins de deux ans. Et il suffit de comparer la Manon de Puccini avec celle de Massenet, même en tenant compte que cette dernière est antérieure d’une décennie, pour comprendre quel compositeur est le plus “moderne” des deux.
D’emblée Puccini a traité l’harmonie avec une grande liberté, violant tranquillement les règles classiques si l’expression dramatique l’exige. À cet égard, La Bohême (1896, trois ans après Manon Lescaut) représente un pas en avant considérable, avec l’usage tout à fait libre des accords parallèles, quartes, quintes, septièmes et neuvièmes incluses, d’une manière plus franche et plus crue, mais aussi radicale que Debussy à la même époque. Déjà la gamme par tons chère à ce dernier s’y trouve intégrée, plus présente encore dans Tosca (1900). Mais c’est probablement dans Madame Butterfly (1904) qu’il faut voir la partition la plus debussyste de Puccini, tant sur le plan harmonique que sur celui des timbres d’orchestre. Il ira ensuite bien plus loin, intégrant la polytonalité, voire l’atonalité dans La Fille du Far-West (1910), l’une de ses œuvres les plus méconnues bien que les plus avancées, pour franchir une nouvelle étape avec Turandot. Mais même à ce stade, et nonobstant la rencontre avec Schönberg, il ne fut jamais attiré par le chromatisme post-wagnérien et ses conséquences aboutissant au sérialisme. Car en Latin authentique que la richesse de couleurs des modes pan diatoniques séduisait davantage, il y avait ceux du plain chant grégorien, source de tous les folklores latins, et dont la présence irradie Tosca qui lui doit son inimitable couleur “romaine” : c’est “l’opéra de Rome” par excellence, comme la Dame de Pique de Tchaikovski est celui de Saint-Pétersbourg, manifestations insurpassées du genius loci. Mais Suor Angelica lui doit également sa couleur si spécifique de couvent italien.
C’est le moment de souligner à quel point la musique de Puccini évoque toujours avec une totale efficacité le lieu où se passe l’action. Face à la France de Manon Lescaut, de La Bohême, ou du Tabarro, face à l’Extrême-Orient de Butterfly ou de Turandot, face au monde des cow-boys dans la Fille du Far- West (où Puccini fut le premier à placer l’action d’un opéra), l’Italie où se situent Tosca, Suor Angelica et Gianni Schicchi (glorification de sa petite patrie toscane) n’est pas majoritaire.
Mais il faut parler d’autres éléments du langage musical de celui qui, bien plus que ces éphémères rivaux “véristes”, disposait d’un métier à toute épreuve. Par la liberté et la richesse de son invention rythmique, aux superpositions polymétriques souvent audacieuses autant que par la franchise éclatante de ses harmonies et de ses alliages instrumentaux, avec la joie des timbres purs et le refus des “doublures” wagnériennes, La Bohême me paraît un précurseur direct (à quinze ans de distance, encore une fois) du Petrouchka de Stravinski. Qu’on écoute de ce point de vue le prodigieux tableau de foule de son deuxième acte, si proche déjà de la “semaine grasse” pétersbourgeoise. Il n’est point de place ici pour entrer dans le détail de son écriture instrumentale si neuve, mais on mentionnera simplement l’utilisation de la percussion (en particulier des métaux et des instruments à sons déterminés) qui fait la couleur si originale de Turandot, là encore avec pas mal d’années d’avance.
Turandot, on le sait, demeurera inachevé, et à jamais incomplet. Après un premier acte magistral, peut-être le chef-d’œuvre absolu du compositeur, le deuxième, en bonne partie par la faute de librettistes incompétents (le problème qui le poursuivit toute sa vie, au point de ralentir le rythme de sa production au moins deux fois, après Madame Butterfly et après le Triptyque) donne déjà une impression de décousu qui fait chuter la tension dramatique. Mais les raisons de l’inachèvement du troisième acte sont multiples, et les défaillances quant au texte n’en sont qu’une.
Pour le dernier Duo, Puccini s’est fixé un idéal de perfection qui a fini par paralyser son inspiration dans l’expression d’un amour suprême. Il y a là un parallèle troublant avec son grand contemporain italien Busoni (leur route ne se croisèrent jamais, même si Busoni, Toscan lui aussi, écrivit un Turandot avant Puccini), Busoni qui, au moment même où Puccini luttait avec son Duo final, se battait pareillement pour achever son Doktor Faust (il précéda Puccini dans la tombe de quelques mois seulement), et échoua lui aussi devant l’idéal de perfection inaccessible dans la représentation d’Hélène de Troie, symbole de la beauté absolue. Le désir inassouvi face à la mort, c’est ce que nous trouvons également dans la trilogie scénique de Bélà Bartók, exactement contemporaine (1911-1918).
Mais il faut voir plus large. En 1894-96, le tragique inachèvement de la Neuvième Symphonie de Bruckner ouvre la série des grandes œuvres du début du vingtième siècle frappées d’une même malédiction : Dixième de Mahler, Lulu d’Alban Berg, Moïse et Aaron de Schoenberg (voire la Huitième Symphonie de Sibelius jamais réalisée) et, bien sûr, les œuvres ultimes de Busoni et de Puccini. Cela est toujours lié à l’agonie, puis à la mort du langage tonal hérité du classicisme sous l’effet du venin injecté par le Tristan de Wagner. Il y a là la fin d’une évolution séculaire, le choc inéluctable contre un mur infranchissable séparant le créateur d’un idéal à jamais inaccessible. Car pour son Duo final de Turandot, Puccini recherchait lui aussi quelque chose que les moyens du langage musical de son temps, si loin qu’il ait pu les pousser, ne pouvait plus suffire à réaliser. C’est la conscience de cette impossibilité devant l’absolu qui range Puccini aux côtés des grands noms que nous venons de citer, tous créateurs radicaux tendus vers l’avenir et le dépassement, et qui en fait, lui aussi, un créateur authentiquement moderne.
Harry Halbreich
Crédits photographiques : Giacomo Puccini (1858-1924), huile sur toile de Luigi de Servi (Ausschnitt), 1903 - 76 x 121 cm - Museo Nazionale di Palazzo Mansi, Lucca - © Carus Verlag