D’un chou un potager : regard « woke » sur les noces munichoises de Guillaume et Renée 

par

Le nozze in Baviera. [musique de et inspirée de] Roland de Lassus (1532-1594). Ensemble Origo, Eric Rice. Invités : Doug Freundlich, luth ; Laura Jeppesen, Mai-Lan Broekman, Janet Haas, viole de gambe ; Jeffrey Grossman, clavecin. Août 2016. Livret en anglais (paroles en langue originale traduites en anglais). TT 60’58. Naxos 8.579063

Initiateur de cet album, Eric Rice explique en un long prologue qu’il est « ardemment intéressé à comprendre le racisme, l'oppression et leurs manifestations dans les cultures passées et présentes. » Cet enregistrement ambitionne de « montrer la présence des Noirs africains dans plusieurs œuvres musicales européennes du XVIe siècle, montrer comment ces œuvres étaient utilisées, et inviter nos auditeurs à réfléchir à leurs différentes finalités, notamment la perpétuation du mythe de la supériorité blanche. » 

Cependant, à l’aune de ce projet, on discerne mal ce qui mena le musicologue américain vers une investigation des noces entre Guillaume V de Bavière et Renée de Lorraine. Célébrées à Munich en février 1568 et agrémentées par diverses œuvres de Roland de Lassus, en tant qu’il officiait comme maestro di cappella depuis 1563. Un musicien de la Cour, Massimo Troiano, se chargea de consigner l’apparat nuptial qui se déroula pendant dix-huit jours, et qu’il relate dans ses Dialoghi publiés en 1569. Le CD en a tiré quatre scènes en se targuant qu’avant lui « peu d'attention a été accordée au contexte original dans lequel elles ont été créées et interprétées. Le présent enregistrement tente de remédier à cette situation. »

D’abord une élaboration du Te Dominum confitemur à six voix chanté le 22 février après la cérémonie, puis le motet Gratia sola Dei qui forme un acrostiche en l’honneur du couple : GVILHELMVS RENEA. On les entend ici renforcées par un accompagnement cuivré, non attesté par Troiano, et qui souligne le chant avec lourdeur voire maladresse. Dès la première plage, l’apparition des saqueboutes et cornets (0’30), laborieux, essoufflés, déstabilise un chœur déjà en peine avec la justesse. On imagine ce qu’un Paul van Nevel ou un Paul McCreesh, habitués de telles reconstitutions liturgiques en grande pompe, auraient pu nous offrir à la place de cette expérimentation qui excède de peu l’amateurisme. Et captée dans une acoustique prosaïque.

Ensuite voici deux volets dédiés aux festivités, à commencer par les Moresche : celle de 1560, et les six que Lassus publia tardivement en 1581, sous l’insistance de son entourage, gage qu’il ne devait pas trop s’attacher à la publicité de cette juvenilia. Un genre qu’on associe à la Villanelle napolitaine (d’origine populaire voire contadine, comme son nom l’indique), que le jeune compositeur avait pu connaître lors de son séjour en cette ville (1549-1551), et qu’il ennoblit en élargissant la facture originale à trois voix. Ces « Mauresques » témoignent du recours à l’esclavage et caricaturent la langue et les coutumes d’ethnies africaines asservies. Sans qu’on veuille dénier la vocation railleuse ou ethnocentrique, on a l’impression que le centre de gravité du CD (par la longueur de l’analyse dans le livret, par les références citées) se situe abusivement autour de ces morescas qu’Eric Rice avoue d’ailleurs à l’origine de son disque. Ses propos s’appuient sur les captivants travaux de Gianfranco Salvatore, notamment Parodie realistiche: Africanismi, fraternità e sentimenti identitari nelle canzoni moresche del Cinquecento (2012, Kronos, Vol. 14, Università del Salento, éd. Mario Congedo). Certes le Libro Terzo (pages 145-146) de Troiano mentionne l’exécution de ces morescas pour la soirée du samedi 6 mars, dans la chambre des mariés, après une partie de cartes. Mais survolée en quelques lignes factuelles, muettes sur le choix de ce répertoire qu’Eric Rice suppose une alternative à un charivari, auquel les époux auraient pu malencontreusement s’identifier : opportun détour par une altérité « probablement aussi éloignée que possible des représentations d'un couple de nobles allemands blancs ». Ces « représentations à forte connotation raciale et sexuelle jouées dans le cadre d'une célébration de mariage » gagneraient à se relativiser face à cette nuance consignée dans l’étude de Gianfranco Salvatore : « les insultes concernant les habitudes personnelles, par exemple hygiéniques ou sexuelles, découlent de rivalités ethniques réelles entre des peuples africains voisins, et non des fantasmes ou des préjugés des observateurs blancs ». On craint ainsi que l’angle de ce disque relève du miroir déformant et de la loupe grossissante. Chez Troiano, les morescas ne pèsent qu’un court paragraphe sur les 160 pages dédiées aux cérémonies ! Ces « nozze in Baviera » servent-elles donc d’appât, de prétexte et d’alibi pour des visées idéologiques invoquées en exergue par monsieur Rice, si défendables soient-elles ?

Même si elle prend soin de citer sérieusement ses sources, de souligner les emprunts à la langue de l’empire de Kanem-Bornu (le lexique dérivé de la langue kanuri figure en gras dans le texte), dissipant ainsi les faux-sens qui ont longtemps mésinterprété des textes prétendument incompréhensibles, la traduction des paroles déçoit au regard de l’érudition attendue d’une musicologie si informée. Au vu de quelques termes vulgaires, cette adaptation anglaise (adéquatement crue quand il faut) ne s’interdit pas de bousculer la pudibonderie mais se montre parfois étrange, farfelue, ou ne suggère pas la polysémie de certaines tournures, éludant ainsi les calembours que comprenaient les oreilles de l’époque. Attention, les lignes suivantes risquent de heurter la pruderie. Par exemple, dans O Lucia, miau, « Ia ti prega, cula mia » est rendue par « I beg you, my ass », omettant de spécifier qu’il s’agit d’un cocasse et scatologique détournement du vocatif galant « o core mio ». Plus loin, « con zanpogna e tanmorina Per voler far cantarata » : quand on sait que la zampogna (cornemuse) est une métaphore des organes génitaux masculins, et que la déformation de cantare (chanter) en cantarata (pot de chambre), on réalise combien les grivoiseries sont édulcorées quand le livret les neutralise par « With his bagpipe and his little drum For he wants to sing for you ». Dans Chi chilichi, « Sauta no poco con mastro Martino » : le traducteur aurait pu rappeler que derrière ce Maître Martin se cache une métaphore du membre pénien qui se confirme dans le début de la phrase. On regrette que les indications de Gianfranco Salvatore n’aient été retenues, par exemple « Schinchina bacu, santa gamba », escamoté par un « Curious one, [this is] not a holy leg/an old handout » alors qu’il s’agit vraisemblablement d’une invitation à descendre dans la rue pour y danser. Encore plus déroutant : « Andar avalenza, gia calagia », où le « allons à Valence » devient « Wait, wait, it’s about ready » (sic). Le plus drôle pour la fin : « Lassa carumpa canella » qu’on nous adjuge par « Leave, rotten cinnamon » alors qu’au lieu de cannelle (celle qu’on saupoudre sur la tarte aux pommes) on peut plutôt songer à une altération féminisée de cane (chien), en l’occurrence utilisée dans un registre moins hypocoristique qu’infamant.

Quant à la concrétisation vocale, écoutez Duo Hai Lucia ou O Lucia, miau. Anthologique, hélas. Certes chanter faux correspond à une modalité de la parodie, encore faut-il qu’on ne la perçoive comme une incapacité à chanter juste. On distingue trop peu entre l’artifice et l’impéritie, et le doute se teinte d’un soupçon de mauvais goût dans les suintements de flûte osés sur Canta Georgia. Si on souhaite découvrir ce répertoire, l’on pourra consulter une discographie qui, même si elle n’est drapée des mêmes précautions morales ni des mêmes scrupules que nos impétrants d’Outre-Atlantique, s’avère autrement maîtrisée quant aux moyens : le volume 7 des Tresori di Napoli gravé en 1998 chez Opus 111 par un collectif (Cappella de Turchini – Micrologus) habitué à jouer les passeurs entre la Renaissance et les traditions populaires. Ou Chansons & Moresche par l’ensemble Clément Janequin (Harmonia Mundi, 1992) expert en gouaille. Ou encore le superbe Villanelle Moresche E Altre Canzoni (Opus 111) par les gosiers du Concerto Italiano, épatants de verve et d’invention.

Le quatrième et dernier volet de l’album se consacre à une commedia dell’arte pour laquelle les chroniques de Troiano restent laconiques. En guise de madrigal, voici le bref et magnifique Se si alto que l’équipe d’Origo cisèle fastidieusement. Suivi d’un air luthé Chi passa per‘sta strad’e non sospira, que Lassus chanta effectivement en ces circonstances. Les trois dernières pièces reflètent encore un manque de conviction et d’aguerrissement, technique et stylistique. On réservera tout avis sur la rengaine Matona Mia cara, qui ici éprouve les tympans.

L’évaluation globale pose problème voire un cas de conscience. La notice est rédigée avec un soin nettement au-delà des standards de ce label, et digne de la recherche universitaire, mais tendancieux. On sent bien où l’auteur veut en venir, mais ne se trompe-t-il de champ de bataille en choisissant ces noces munichoises et en traquant jusque dans l’alcôve les présupposés de la musique qu’on y a jouée ? Spiritus flat ubi vult. On n’osera dire que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais pour les besoins de sa cause on croirait que le vertueux projet fait d’un chou un potager. Au gré d’insinuations et d’angles biaisés nous envahit l’impression d’un prosélytisme, non sans fondement légitime, mais maladroit dans son mode de preuve. Voire fallacieux dans sa cible et son inquisition. Le couple bavarois, Lassus (phare de la Renaissance et génie de la civilisation occidentale) méritent-ils un procès en discrédit qui, sous couvert de saine offuscation, bat coulpe et veut montrer patte blanche en signe de ralliement doctrinal ? Eric Rice indique qu’il aurait pu développer ses réflexions « uniquement dans le contexte d'articles savants » mais a préféré porter son témoignage à l’oreille. En constat d’un argumentaire parfois spécieux et d’une réalisation artistique perfectible, pour ne pas dire déficiente : à ce stade n’était-ce audacieux et prématuré d’en faire un disque ? Lequel se dispensera de notre viatique. Caveat emptor !

Son : 8 – Livret : 7 (traductions) - 8 – Répertoire : 9 – Concept & Interprétation : 3,5 ?

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.