Entretien avec le pianiste Jean-Paul Gasparian

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Né en 1995 en France, Jean-Paul Gasparian est déjà incontournable dans le paysage pianistique européen. Au printemps 2023, il a fait paraître son cinquième album. Cet enregistrement consacré à Debussy a été primé d’un Millésime 2023 de Crescendo Magazine.  Rencontre avec ce musicien passionnant. 

Il y a quelques mois vous avez sorti un disque consacré à Debussy. Après vous être consacré à Rachmaninov et Chopin, qu’est-ce qui vous a attiré vers le maître français ? 

Il est vrai qu'après quatre enregistrements dédiés au répertoire russe et romantique, j'ai eu envie de présenter une autre facette de mon jeu et de ma personnalité musicale, tout en choisissant un compositeur qui me définit au même titre que Chopin ou Rachmaninoff. De ce point de vue, le choix de Debussy s'est imposé comme une évidence. En effet, c'est un compositeur que je fréquente depuis mon plus jeune âge -c'est d'ailleurs, de loin parmi les compositeurs français, celui que j'ai le plus joué jusqu'à présent. D'autre part, en une dizaine d'années d'études, j'ai eu le privilège d'approfondir l'œuvre de Debussy auprès de professeurs qui en ont une connaissance incomparable et qui m'ont transmis un héritage pianistique issu de différentes lignées de ce que l'on appelle "l'école française" (concept qui recouvre naturellement des différences significatives, au même titre que "l'école russe"). Plusieurs de mes professeurs ont ainsi été membres de la classe de Pierre Sancan par exemple, lui-même élève d'Yves Nat, quand d'autres ont étudié auprès de Vlado Perlemuter, disciple de Cortot et proche de Ravel comme chacun sait. Qu'il s'agisse des Préludes ou des Estampes, l'étude de ces pièces au contact de personnalités aussi fortes et diverses que Jacques Rouvier, Olivier Gardon, Michel Béroff, ou encore Michel Dalberto -qui ont tous enrichi la discographie debussyste de passionnants enregistrements, voire d'intégrales- a constitué pour moi un apport inestimable qui a indéniablement déterminé et enrichi ma propre vision interprétative. Ce disque est donc à la fois une bifurcation et un retour aux sources.

Le rapport au son de Debussy est assez spécifique. Comment l'envisagez-vous ? Comment vous positionnez-vous par rapport à sa vision ?

De nombreux témoignages convergent vers cette idée que Debussy "caressait" le piano lorsqu'il jouait. La lourdeur, la pesanteur et la dureté lui étaient absolument étrangères. Évoquant la texture orchestrale de Rondes de printemps (dont mon père a signé la transcription pour piano seul, éditée chez Durand, qui clôt le programme du disque), Debussy explique qu'elle est "légère comme une main de femme". Il dit ailleurs, toujours à propos de Rondes : "La musique de ce morceau a ceci de particulier qu’elle est immatérielle, et qu’on ne peut, par conséquent, la manier comme une robuste symphonie qui marche sur ses quatre pieds." Bref, mon objectif, pour se rapprocher autant que possible de cet idéal sonore debussyste, était en quelque sorte d'abolir la sensation de l’attaque, d'estomper la mécanique, de trouver la plus grande variété possible de nuances douces, du mezzo piano au triple piano. En somme, d'obtenir un son de piano qui soit le moins pianistique possible. Il est évident que sur nos instruments actuels, dont la puissance et la capacité de projection sont incommensurables aux instruments de l'époque de Debussy, tout ceci relève de la gageure. Il ne m'appartient évidemment pas de juger moi-même du degré de réussite de l'entreprise, mais tel était, en tout cas, mon aspiration !

L’univers de Debussy et celui de Rachmaninov sont fort éloignés. Comment vous êtes-vous adapté ? 

En effet, Debussy et Rachmaninov semblent à première vue des musiciens diamétralement éloignés. Mais on peut aussi penser au fait qu'ils sont tous deux des héritiers de Chopin, ils revendiquent même cette ascendance, chacun à leur manière. On sait en outre que Rachmaninoff jouait la musique de Debussy, qu'il considérait comme un "génie". Ceci étant dit, le type de pianisme requis pour l'interprétation de ces deux compositeurs n'est évidemment pas le même. Rachmaninoff nécessite un art constant du cantabile, un jeu timbré, déclamé, même, des sonorités pleines, nourries, intenses, une lisibilité polyphonique de tous les instants, des effets de masse combinés à une virtuosité parfois proprement pyrotechnique. Lorsque l'on joue Rachmaninoff, on s'enracine dans les profondeurs du clavier. Je dirais volontiers qu'avec Debussy on navigue à sa surface. Sa musique appelle un toucher plus aérien doublé d'un usage plus souple de la pédale, offrant des textures tour à tour transparentes ou voilées. Rachmaninoff est un compositeur fondamentalement romantique (le dernier, peut-être, de cette lignée), héritier de Tchaïkovski, pour qui la foi orthodoxe constitue une source d'inspiration essentielle, qui s'inscrit explicitement dans la tradition russe, et dont la musique est marquée par un sens ardent du pathétique, un lyrisme élégiaque, une mélancolie à cœur ouvert. Il y a tout au contraire chez Debussy une légèreté, un sens de l'humour (une espièglerie même), une sensualité chatoyante et joueuse qui le différencient radicalement. Sa musique n'est pas de celles, me semble-t-il, qui exigent qu'on l'écoute la tête entre les mains, contrairement à ce que pensait Cocteau. C'est à mon avis un contresens que de considérer la musique de Debussy comme une musique à programme. Elle vise bien plutôt, comme il le dit lui-même, à la "transposition sentimentale de ce qui est invisible". Les titres (dont les références sont extrêmement diverses, de l'Andalousie à l'Extrême-Orient, de la comédie shakespearienne à la poésie française et au music-hall américain, de l'Antiquité aux légendes bretonnes), symptomatiquement placés à la fin et non au début de la pièce pour ce qui concerne les Préludes, ne sont alors plus qu'une suggestion hypothétique ponctuant l’échappée musicale qui vient de se produire. Avec Debussy, le piano devient un outil de vagabondage imaginaire, une machine à fabriquer des perceptions. Comme une sorte de voyage immobile.

Pensez-vous consacrer plusieurs enregistrements à Debussy, comme ce fut le cas pour Rachmaninov ?

Oui, tout à fait ! J'ai d'autres idées en tête pour mes prochains albums mais reviendrai certainement à Debussy dans le futur. Une suite évidente serait d'enregistrer le deuxième cahier des Préludes, que j'ai beaucoup joué il y a une dizaine d'années, avec en complément les Images par exemple, qui sont aussi à mon répertoire. Je caresse en outre le projet d'apprendre les Études, un cycle aussi génialement visionnaire que peu souvent joué à mon sens.

Cet album est déjà votre cinquième. Que vous a apporté cet exercice si particulier de l’enregistrement ? Comment l’abordez-vous ? 

Je pense qu'à la source de tout projet d'enregistrement il doit y avoir une conviction artistique profonde, celle de pouvoir proposer une interprétation sinon neuve, du moins singulière, personnelle, du répertoire choisi. On ne peut pas faire abstraction du fait que le disque existe maintenant depuis plus d'un siècle et que nombre d'œuvres ont déjà été enregistrées des dizaines voire des centaines de fois. Le risque est donc grand de venir saturer inutilement une discographie déjà pléthorique. C'est pourquoi il me semble important que la majeure partie du programme d'un disque soit constituée de compositions que l'on a été en mesure de mûrir durant plusieurs années, l'enregistrement venant ainsi cristalliser un cheminement artistique, une courbe d'apprentissage nécessairement étalée dans le temps. L'idéal pour moi est de choisir des œuvres que j'ai jouées, puis laissées de côté, puis rejouées, et ainsi de suite, ajoutant chaque fois une couche supplémentaire à mon interprétation, nourrie de mon expérience scénique, des conseils musicaux dont j'ai pu bénéficier, et de mon développement subjectif tout court.

Je ne suis pas de ceux qui trouvent que l'enregistrement est une forme artistique dégradée par rapport au concert. Rachmaninoff disait : "Lorsque j'enregistre un disque, j'ai toujours l'espoir d'atteindre la perfection artistique absolue." Pour moi qui suis un perfectionniste parfois légèrement obsessionnel, l'enregistrement est un processus fascinant, dans toutes ses étapes : de la conception du projet au montage en passant par le choix de l'instrument, le positionnement des micros, et la session elle-même, qui est à chaque fois une épreuve aussi bien physique que psychologique. J'essaye toujours de tirer les leçons de mes précédents enregistrements, du point de vue de la méthode. Si je repense à mon tout premier enregistrement solo en 2017, la gestion de mon énergie était loin d'être optimale, entraînant une fatigue trop rapide. J'ai certainement gagné en efficacité depuis, grâce à l'expérience accumulée. Un aspect fondamental de l'enregistrement solo est que vous avez le contrôle du temps. Ce qui n'est pas ou moins le cas lorsque vous enregistrez avec orchestre (je m'en suis rendu compte lorsque j'ai gravé le Concerto op.18 de Rachmaninoff et la Ballade Héroïque de Babadjanian avec l'Orchestre Symphonique de Berne à l'automne 2021), où ce sont bien davantage le chef et l'ingénieur du son qui dictent le tempo, si je puis dire. C'est un exercice totalement différent. Moins fatiguant peut-être en termes d'endurance (puisque le nombre de prises est nécessairement réduit), mais encore plus exigeant sans doute d'un point de vue mental : en effet, vous avez l'obligation d'être au maximum de vos capacités et de votre concentration sur chaque prise, puisque précisément le nombre de celles-ci va être beaucoup plus limité. Les baisses de régime sont beaucoup plus "coûteuses" d'une certaine manière, vous avez moins le droit à l'erreur. Il va vous falloir gérer aussi des pauses indépendantes de votre volonté (par exemple, lorsque le chef fait reprendre à l'orchestre un passage sans piano, etc.), tout en restant focalisé sur ce que vous avez à faire. Bref, cela nécessite une autre approche. Dans le cadre d'un enregistrement solo, vous avez la maîtrise du temps, vous décidez de la manière dont vous souhaitez organiser votre journée, vous pouvez réaliser un nombre virtuellement illimité de prises... ce qui peut aussi se révéler à double tranchant, car on court le risque de s'égarer dans une répétition aussi épuisante que stérile. C'est justement là que l'ingénieur du son (ou bien le directeur artistique, s'il y en a un, mais pour ma part j'ai toujours travaillé, du moins jusqu'ici, avec des ingénieurs du son qui remplissent en même temps la fonction de directeur artistique) a une importance cruciale. Il peut vous faire bénéficier de ses oreilles et de sa capacité du jugement, en vous disant par exemple : "ce n'est pas la peine de répéter tel passage, on a déjà ce qu'il faut", ou bien au contraire : "on a besoin de reprendre tel autre passage, pour disposer de plus d'options", etc.

Je suis assez convaincu du fait que le montage joue dans le résultat final un rôle quasiment aussi important que l'enregistrement lui-même. Pour le dernier album solo que j'ai enregistré il y a quelques semaines et qui sortira en septembre de cette année, j'ai testé une méthode nouvelle pour moi, à savoir que l'on m'a envoyé l'intégralité des prises. J'ai donc pris en charge l'établissement des plans de montage pour toutes les pièces. Au début, j'ai craint d'être submergé par l'ampleur de la tâche mais j'ai finalement trouvé l'exercice à la fois passionnant et satisfaisant. C'est une méthode qui apporte même à mon sens une certaine sérénité psychologique : ayant tout écouté (et plutôt deux fois qu'une !), je n'ai aucun regret, je suis en mesure de présenter au public un résultat qui se rapproche au maximum de mon souhait artistique.

Cet album signe également le début de votre collaboration avec Naïve, est-ce une nouvelle page musicale qui s’ouvre devant vous avec de nouveaux compositeurs, des projets plus diversifiés ? Il y a quelques semaines vous étiez en enregistrement. S’agit-il d’un projet dont vous pouvez d’ores et déjà nous parler ? 

Oui, absolument. Mon prochain album solo sera éminemment personnel et original puisqu'entièrement consacré à la musique arménienne, en écho à mes propres origines familiales. J'ai sélectionné un programme couvrant quasiment un siècle d'histoire musicale, des Danses de Komitas écrites au début du siècle à deux œuvres de mon père, Gérard Gasparian, composées à la fin des années 1980, en passant par des pièces d'Aram Khachaturian et Arno Babadjanian. J'espère montrer avec ce programme la remarquable diversité de ce répertoire (du plus épuré et minimaliste au plus polyphonique et virtuose, du plus lyrique au plus percussif, du plus nostalgique au plus jubilatoire) aussi bien que son unité profonde, à savoir son enracinement constant dans la tradition populaire, dans le patrimoine folklorique du peuple arménien. Je suis heureux que Naïve me suive dans un projet comme celui-ci qui s'éloigne des sentiers battus et qui me tient à cœur !

En mars vous aurez l’occasion de collaborer avec Franck Ferrand lors d'une soirée consacrée à Mozart, mélangeant histoire et musique. Que pouvez-vous nous dire de ce projet ?

C'est en effet le projet dans la préparation duquel je suis plongé en ce moment ! Lorsque Jean-Michel Dhuez, de Radio Classique, m'a appelé pour me proposer ce concert autour de Mozart, j'ai réagi avec un étonnement mêlé d'excitation. Mozart n'est certes pas le compositeur auquel on m'associe en premier, du fait de ma discographie récente. Mais j'ai pensé qu'il s'agissait là d'une excellente occasion de me replonger dans cette musique que, comme la plupart des musiciens et des mélomanes, j'aime par-dessus tout. Ayant davantage joué ses concertos au cours des dernières années, j'ai décidé d'apprendre trois nouvelles pièces, la Sonate en fa majeur, K.332, la Fantaisie en ré mineur, K.397, et le Rondo en la mineur, K.511, tout en reprenant la Sonate en la mineur, K.310, qui figurait déjà à mon répertoire. Mon idée était de présenter des œuvres aux caractères contrastés, permettant au public de cerner ce qui constitue à mon avis l'un des traits les plus saillants du génie de Mozart, à savoir sa capacité à exprimer avec la même sincérité et le même naturel les émotions les plus contradictoires, de l'allégresse la plus ouverte au drame le plus intime, basculant de l'un à l'autre avec une vitesse confondante. Ayant déjà eu l'occasion d'assister à un concert de cette série (avec mon ami François-Frédéric Guy au piano, pour une soirée dédiée à Beethoven), je suis impatient de collaborer avec Franck Ferrand et d'imaginer avec lui un parcours narratif mêlant la musique à l'histoire, offrant au public l'occasion de replacer les œuvres dans leur contexte de composition, tout en éclairant d'un jour nouveau la vie de cet artiste miraculeux entre tous.

Le site de Jean-Paul Gasparian : www.jeanpaulgasparian.com

A écouter :

Claude Debussy (1862-1918) : Préludes, livre 1 ; Estampes ; Rondes de printemps (arrangement pour piano solo de Gérard Gasparian) . Jean-Paul Gasparian, piano. 2022. Livret en français et anglais. 68’05’’. Naïve V 7958. 

Propos receuillis par Alex Quitin

Crédits photographiques : DR

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